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une bête fauve allongée sur le monceau de ses rapines, au bord de la mer, sous le ciel lourd, avec des ongles sanglans et des yeux d’or pleins de mystère... Dans ce monde écrasant pour l’imagination et pénible à la pensée, Salammbô met un rayon de grâce et de douceur féminines, rayon étrange, lunaire, qui étonne les yeux autant qu’il les repose. »

Ce style qui, on le voit, sait prendre plus d’un ton, est particulièrement remarquable et vivant dans les portraits. Portraits physiques et moraux tout ensemble, lorsque l’occasion s’offre à M. Jules Lemaître d’en tracer, il n’y résiste guère, pour notre plus grand plaisir, et, je crois, aussi pour le sien : on aime à faire ce que l’on sait très bien faire ! Rappelez-vous, dans l’article sur une édition des Oraisons funèbres, les portraits si vivement troussés des héros de Bossuet et de leur éloquent panégyriste, « magnifique dans l’écroulement des draperies pesantes et des satins aux belles cassures, » et, dans l’article sur les Femmes de France, tant d’esquisses fines ou amusantes, et ces deux pages étourdissantes : « Mais vous, je vous salue et vous aime par-dessus toutes vos compagnes, sans réserve, ni mauvaise humeur, ô George Sand, jardin d’imagination fleurie, fleuve de charité, miroir d’amour, lyre tendue aux souffles de la nature et de l’esprit... ô douce Io du roman contemporain !... » Lisez, lisez toute la suite, si vous ne la connaissez pas.

Et laissez-moi aussi vous remettre sous les yeux ce portrait de Sully Prudhomme :


Une tête extraordinairement pensive, des yeux voilés, — presque des yeux de femme, — dont le regard est comme tourné vers le dedans, et semble, quand il vous arrive, sortir « du songe obscur des livres » ou des limbes de la méditation. On devine un homme qu’un continuel repliement sur soi, l’habitude envahissante et incurable de la recherche et de l’analyse à outrance (et dans les choses qui nous touchent le plus et où la conscience prend le plus d’intérêt) a fait singulièrement doux, indulgent et résigné, mais triste à jamais, impropre à l’action extérieure par l’excès du travail cérébral, inhabile au repos par le développement douloureux de la sensibilité, défiant de la vie pour l’avoir trop méditée[1]...

  1. Contemporains, 1re série, p. 31. — Ce beau portrait figurait déjà dans l’article de la Revue Bleue intitulé : Portraits d’Académiciens : M. Sully Prudhomme (10 décembre 1881), mais au lieu d’en former le début, comme dans les Contemporains, il était précédé de quelques lignes de « préparation, » qui en atténuaient et en diminuaient un peu l’effet. En relisant son article pour le recueillir en volume, l’écrivain-né qu’est M. Jules Lemaître a supprimé les « préparations » inutiles et » attaqué » son étude comme elle devait l’être. — Notons ici une fois pour toutes que les articles des Contemporains ont été non pas toujours, mais assez souvent retouchés en passant de la Revue dans le livre ; et regrettons qu’entre autres articles fâcheusement dédaignés un article de la Revue Bleue (17 avril 1883) sur Alphonse Daudet romancier n’ait pas été recueilli.