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Ces jeunes gens sont venus à un mauvais moment. Alors qu’ils sortaient de l’enfance et qu’ils entraient dans la vie, ils ont assisté à une épouvantable aventure. Les uns ont eu le cauchemar du siège de Paris et de la Commune ; les autres, en province, ont vu passer la Déroute sur les grands chemins, ont étouffé pendant des mois sous l’occupation allemande, ont remué la pourriture et l’horreur des ambulances. Tous ont éprouvé la désillusion la plus cruelle et l’humiliation la plus atroce. Chez beaucoup, l’impression a été si forte qu’elle leur a laissé au cœur une amertume foncière et les a pour longtemps rendus incapables des gaîtés abondantes, régulières et saines de leurs aînés. (Revue Bleue du 13 juin 1885.)


On a pu, à tort ou à raison, reprocher à M. Lemaître de s’être joué de bien des choses respectables : dans son scepticisme, apparent ou réel, il n’a jamais enveloppé l’idée de patrie. La France a toujours été pour lui la grande vaincue, la douloureuse mutilée de 1870, et il l’a aimée d’une tendresse d’autant plus inquiète, ombrageuse et jalouse qu’à l’âge des ferveurs généreuses, il avait de plus près assisté à son agonie sanglante.

La paix revenue, les études reprirent leur cours. Le rêve paternel fut peu à peu réalisé ; en 1875, nous retrouvons M. Lemaître professeur de rhétorique au lycée du Havre. Professeur un peu fantaisiste, à ce que conte la légende, ou l’histoire. Fabriqua-t-il beaucoup de bacheliers ? Je l’ignore. Je présume que la littérature contemporaine qui l’intéressait déjà passionnément, — c’est alors qu’il fit la connaissance de Flaubert, — faisait quelquefois un peu tort aux textes latins ou grecs, et peut-être même aux classiques français. Il paraît que dans cette rhétorique on délaissait souvent Tacite pour Labiche, et il faut citer, car il est bien de lui, ce mot si piquant du jeune maître à un élève qui lui confiait triomphalement sa préférence pour La Fontaine : « Sans doute ; mais quelle singulière idée d’écrire des fables ! » Lui, le jeune maître, il n’écrivait pas de fables, mais il faisait des vers ; et s’il ne songeait pas encore à quitter l’Université, comment n’eût-il pas rêvé déjà, ainsi que le Petit Chose, d’ » écrire dans les journaux ? » Quand on a cette envie-là, et qu’on a du talent, il est rare qu’on tarde beaucoup à la satisfaire. Le 5 juillet 1879, la Revue Bleue, sous cette nouvelle signature, publiait un court, mais joli article sur Bersot, et peu après, une étude assez étendue sur le Mouvement poétique contemporain en France, et deux grands articles sur Gustave Flaubert. La vocation s’était déclarée : le grand écrivain était « embarqué. »