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Quelques jours plus tard, les dénonciations intéressées, où s’exhalèrent de vieilles rancunes, firent affluer dans les prisons des coupables ahuris et douteux ; puis, cinq ou six têtes, dans des cages balancées par le vent, montrèrent à tous que le bourreau du tao-taï maniait sans faiblesse le glaive de la Loi. Une vague rumeur avait été le prétexte de cet incompréhensible attentat : les mineurs avaient soupçonné, dans les visites d’un touriste anglais, une concession imminente des terrains de Ko-Chiu à quelque syndicat étranger favorisé par le tao-taï. Ils avaient voulu attirer sur ce fonctionnaire les foudres du gouvernement impérial en massacrant les Européens.

Si, livrée à elle-même, la populace chinoise est inconsciente, ignorante, aveugle dans ses manifestations brutales, elle est un instrument admirable pour qui sait et qui veut s’en servir. Elle fournit des Boxers variés au gouvernement, d’après les exigences périodiques d’une politique hostile aux étrangers. Souvent, aussi, elle sert des intérêts particuliers. Entre elle et les agens d’une conspiration organisée pour obtenir un résultat quelconque, les déclassés sont des intermédiaires précieux.

Les déclassés chinois sont innombrables. Ils se recrutent surtout dans les déchets des examens de lettrés. Parmi les candidats qui briguent les titres de bachelier, licencié, agrégé ou docteur, indispensables pour la nomination aux emplois publics, accessibles à tous et plus recherchés que chez nous, les deux tiers environ échouent piteusement. Plusieurs dizaines de milliers d’hommes, chaque année, sont les épaves de ces concours ardus, dont les édits impériaux de 1908 voulaient modifier les programmes vieillots. Un Chinois qui a pâli pendant quinze ou vingt ans sur les mystères de l’écriture idéographique, qui a bourré sa mémoire des citations de tous les auteurs classiques et canoniques, dont les mains se sont affinées au maniement du pinceau, dont la poitrine s’est creusée sur la table ou la natte de l’étudiant, dont les ressources matérielles se sont épuisées dans la vaine poursuite des honneurs littéraires, est incapable, après une dernière tentative infructueuse, de coiffer le grand chapeau du laboureur, de revêtir le sarrau du boutiquier. Il croirait déchoir s’il abandonnait les souliers, les lunettes, la calotte et la soutanelle du lettré. Les besognes manuelles répugnent à sa vanité d’intellectuel aigri ;