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vers le rivage. Sant’Angiolo nous emboîtait le pas. Vêtu du smoking à revers de soie, paré de sa chatoyante rosette, développant les magnificences de sa large poitrine, le beau Luna portait nonchalamment un appareil de photographie. Tout en marchant, Diva retournait la tête pour adresser un malicieux regard au bien-aimé ; lui, en retour, cambrait la taille, fredonnait, renvoyait les sourires, songeant sans doute à ce tailleur, ce bottier, cet artiste capillaire dont les mémoires impayés troublaient les délices de ses nuits.

Près du rivage, une sorte de balancelle à deux mâts roulait doucement, mais mignonne, de forme élégante, peinte en blanc, ornée d’arabesques dorées : c’était le yacht qu’allait piloter Gennaro. A la proue et aux vergues pendaient de nombreuses lanternes vénitiennes ; des lampions de verre écarlate décoraient aussi un canot qu’attachait une remorque à notre brigantine. Quatre mariniers en costumes d’opéra-comique, et parmi eux Cecco, le frère du possédé, nous attendaient, rangés sur la grève. Ils étaient munis de corbeilles à victuailles, car une bombance devait terminer la fête.


Déjà la Campofîori mettait le pied sur la passerelle, quand soudain un long corps, vieillard nippé d’une soutanelle, sortit de l’ombre que projetait la falaise : je reconnus Mosselman. Les dix années révolues depuis notre rencontre ne l’avaient pas épargné. Blanchi et plié par l’âge, loqueteux, grotesque, pitoyable, il semblait être la marmiteuse image de la Pauvreté. Le caraïte vint se placer devant sa nièce, puis d’une voix suppliante :

— Esther, mon Esther, ne va pas dans la grotte de la Sirène ! Le prophète Amos a dit : « Mon Jugement sera pareil à l’abîme des eaux ; ma Colère, comme une mer sauvage ! »

La Campofîori s’arrêta, puis apostrophant ce gêneur :

— Assez, triple niais, sale ivrogne !... Je ne m’appelle pas Esther, et je t’ai défendu de me tutoyer... D’ailleurs, ton Amos radote. Regarde : sa mer sauvage est aussi tranquille qu’un étang.

— Esther, mon Esther, un autre prophète dit encore : « Le gouffre s’étend plus profond sous le sommeil des ondes que sous le tumulte des flots. »