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IV, — ESTHER MOSSELMAN

Tant de bavardages m’avaient attardé : onze heures et demie, déjà ! Voulant, toutefois, serrer la main de mon camarade, protester contre l’injustice du public, et réconforter un vaincu, je gagnai l’entrée des artistes.

Devant le perron stationnait une élégante Victoria, attelée de fringans steppers. Leur cocher, très gentleman like, — Tom ou Jim, assurément, — se tenait immobile sur son siège ; mais le valet de pied, moins correct, était allé jaser avec la concierge.

— Que désirez-vous ? me demanda cette femme.

— Monsieur Marcel Lautrem.

— Lautrem ?… Connais pas.

— Marcellus : l’auteur de la pièce nouvelle.

— Ah ! j’y suis… Ce musicien à longs cheveux qui déclame et se démène en marchant ?… Un échappé de Charenton ! ajouta la dame en se tournant vers le laquais.

Elle aussi avait donc remarqué la bizarre tournure de mon symboliste, ses gestes exubérans, ses éclats de voix, son air de prophète inspiré, — symptômes de névrose qui amusent le badaud, mais inquiètent le médecin.

— Monsieur Marcellus n’est pas venu, ce soir, au théâtre.

— Allons donc !… Vous faites erreur, madame.

— Il n’est pas venu… Peut-être prévoyait-il son insuccès.

— Où pourrait-on le rencontrer ?

— À la Villa Ravel, j’imagine… Mais écartez-vous, de grâce ; vous encombrez le passage.


Trois personnes descendaient, en ce moment, le sinueux escalier qui mène aux loges des acteurs. Un monsieur cravaté de blanc ouvrait la marche ; quinquagénaire courtaud et obèse, figure entièrement rasée selon le good fashion de New-York ou de Chicago. Il m’était bien connu : Davison, ce Bob au nom fameux dans toutes les épiceries du Nouveau Monde ; le plus riche d’entre les « nouveaux riches ; » un empereur parmi les puissans rois du corned beef et des jambons à trichinose. Diva le suivait, en costume de ville, à présent ; mais sa toilette défraîchie semblait provenir d’un « Décrochez-moi ça. » Derrière eux venait, falote apparition, un homme à la barbe grisonnante, au nez crochu, à la maigreur famélique. Souquenille