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s’imaginent, selon les expressions de M. Belot, « avoir mis hors d’atteinte et en quelque sorte taboué une manière d’être, de penser et d’agir, parce qu’on aura réussi à la placer sous le vocable Raison, tandis que tout serait perdu si l’on s’attache plus aux choses ainsi étiquetées qu’à l’étiquette même[1]. » Ce qui est une véritable étiquette, si nous ne nous trompons, c’est le mot social par lequel on croit fonder, au moyen de rapports entre les hommes, ce qui n’aurait pas d’abord son fondement dans l’homme même ; ce qui est un par «vocable » c’est la société, dont on finit par faire une entité ; ce qui est un véritable tabou, à notre avis, c’est le Noli tangere Societatem, qu’on impose à la personne individuelle sans lui avoir montré, au fond même de sa conscience, la raison qui établit à la fois sa dignité et celle des autres, son inviolabilité et celle des autres. Auguste Comte parlait de Grand Fétiche et voulait nous faire adorer le Grand Être ; prenons garde de substituer au « fétichisme mythologique » une sorte de fétichisme social.

Sous aucune de ses formes, en définitive, l’utilité ne nous semble pouvoir fonder la moralité. L’éducateur moralise dans la mesure même où il s’élève au-dessus des conditions d’intérêt, fût-ce celui de la société. Parmi les adeptes des sciences dites psychiques, il en est qui espèrent qu’on arrivera un jour à lire si bien les pensées que les consciences humaines seront transparentes l’une pour l’autre. En vous parlant, je lirai dans votre pensée comme vous lirez dans la mienne. Plus de mensonge possible : tout sera à nu. Et ces adeptes des sciences psychiques en concluent que la morale sera enfin fondée sur une base scientifique, on n’osera plus mal faire ni mal penser puisqu’on saura qu’il y a des yeux qui voient au fond de nous-mêmes, comme l’œil qui regardait Gain. Ce serait, à coup sûr, une curieuse transformation de rapports sociaux que cette mutuelle vision des cerveaux diaphanes ; certains crimes deviendraient sans doute impossibles, mais le fond des rapports moraux ne serait point changé. Quant aux moralistes, ils ne sauraient se bercer de ces rêves. En les supposant réalisés, la moralité ne serait pas pour cela mieux fondée, car elle consiste à bien agir non pas parce que les autres lisent dans votre conscience, mais parce que vous y lisez vous-mêmes, non par crainte d’autrui, mais par respect de soi.

  1. M. Belot, Etudes de morale positive, p. 202.