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nous, et alors que deviendrait notre prestige, que deviendraient nos intérêts en Orient ? Nos rivaux s’en partageraient les débris ; jamais notre clientèle orientale, attachée depuis des siècles à la France, ne comprendrait notre abstention ; l’Europe ne nous la pardonnerait pas ; nous nous exclurions nous-mêmes de ses conseils ; l’Italie occuperait la Tunisie[1]. Spüller et Waddington, entre autres, firent valoir ces argumens auprès de Gambetta ; ils le décidèrent. Le refus « serait une lâcheté ou une agression, » conclut-il. La France ira au Congrès, elle y défendra ses intérêts traditionnels en Orient. Elle y soutiendra la cause des petits Etats ; elle demandera des réformes « libérales. » Mais elle restera encore sur la réserve, ne s’alliant à personne, les mains libres et les mains nettes. Cette participation était encore une demi-abstention. Le gouvernement français ne vit pas tous les avantages que les circonstances auraient pu lui permettre de rapporter du Congrès. Nos représentans se cantonnèrent dans un rôle honorable de conciliation et n’essayèrent pas de contrecarrer les desseins de Bismarck et de Beaconsfield. La France y gagna la Tunisie. Gambetta était résolu à se garder des options précipitées ; il voulait rester en bons rapports avec l’Angleterre comme avec la Russie ; il attachait du prix aux sympathies italiennes ; il ne négligeait même pas la possibilité d’une entente directe avec l’Allemagne. A la veille du moment où il se croyait appelé à prendre le pouvoir, il définissait, dans ses discours, sa politique, sa conception du rôle de la France et de ses rapports avec l’Allemagne. C’est d’abord dans le fameux discours de Cherbourg (10 août 1880) :


Depuis dix ans, il ne nous est pas échappé un mot de jactance ou de témérité. Il est des heures, dans l’histoire des peuples, où le droit subit des éclipses, mais, à ces heures sinistres, c’est aux peuples de se faire les maîtres d’eux-mêmes, sans tourner leurs regards exclusivement vers une personnalité ; ils doivent accepter tous les concours dévoués, mais non des dominateurs. Ils doivent attendre dans le calme, dans la sagesse, dans la conciliation de toutes les bonnes volontés, — libres de leurs mains et de leurs armes, au dedans comme au dehors.

  1. Au commencement de l’année 1877, Crispi avait fait à Paris, avant de se rendre à Berlin, une visite à Gambetta, celle-là même qu’il raconte dans les curieuses lettres publiées dans la Revue (15 décembre 1911). En réalité, son voyage avait pour but de savoir si la France resterait dans l’inaction, afin de pouvoir en tirer profit. Gambetta comprit le jeu de l’Italien et ce fut une des raisons qui déterminèrent son acquiescement à la participation au Congrès.