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achevais presque jamais et le disais à M. de Condorcet que cela n’arrêtait point. » Au contraire, en vertu d’une loi connue, cela l’excitait.

Bien entendu, chaque fois qu’elle gourmandait son ami sur ses incartades, Mme Suard s’empressait d’ajouter que leur amitié n’en était pas altérée. Elle le disait, mais le croyait-elle ? Dans les momens d’effervescence politique et quand certaines affaires d’Etat passionnent l’opinion, les relations sociales sont toutes troublées : nous en savons quelque chose. La séparation, la différence des intérêts, la divergence des idées sur certains points essentiels, tout concourait à amener entre Mme Suard et Condorcet un refroidissement sur lequel il était difficile de se faire illusion. Nous-mêmes, à la seule lecture de cette correspondance, nous en sommes frappés. Les lettres se font plus rares, plus courtes, et toute intimité en a disparu. On sent qu’elles ont été écrites à la diable, en accomplissement d’un devoir ancien qui tourne à la corvée. Il fallut bien que Mme Suard s’en aperçût ; elle commençait à douter de cette amitié jadis si tendre ; elle se plaignit du changement. Condorcet, comme il est juste, protesta que son cœur était toujours le même : « Je serais bien affligé si vous aviez quelque inquiétude sur mon amitié. Soyez sûre qu’elle est toujours la même, c’est-à-dire qu’il n’y a personne au monde pour qui j’aie un sentiment plus tendre : l’expression seule a changé. Peut-être sont-ce les années, peut-être est-ce l’ouvrage des circonstances. Autrefois j’étais absolument indépendant ; je me livrais à mes idées et à mes sentimens aussi longtemps que je voulais. Ce bonheur n’existe plus pour moi. Livré à des occupations forcées, je ne dispose que de momens très courts, très coupés, et mes lettres doivent s’en sentir. Dans ce moment, par exemple, je vous écris dans un cabaret… » Le cabaret ne faisait rien à l’affaire, ni les occupations. Jamais les occupations d’un homme, si absorbantes soient-elles, ne l’ont empêché d’écrire, chaque fois que son cœur avait besoin de s’épancher. L’amie négligée prit l’excuse pour ce qu’elle valait, et s’alarma davantage. Bientôt certaines bizarreries de Condorcet, des signes auxquels la jalousie féminine ne se trompe pas, la mirent sur la voie du véritable danger. Une femme pouvait seule avoir ainsi bouleversé la vie du philosophe et changé son cœur.