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concession, non la conviction, devenait en ce cas la devise et la règle de son art. Quand il entendait applaudir telle ou telle page, arioso, phrase ou cadence de sa façon, de celle de ses façons qu’il savait bien n’être pas la meilleure, j’imagine qu’il en éprouvait une joie où se mêlait un peu de regret et comme un vague remords.

Trop indulgent pour le public, à lui-même non plus il ne fut pas toujours assez sévère. Ayant reçu les dons les plus rares, il ne les a point gardés pieusement. Avec plus de vigilance et de respect, il aurait pu les mieux préserver, si ce n’est les accroître encore. Quelqu’un a dit : « Le style est une habitude de l’esprit. » Et Joubert, qui cite le mot, ajoute : « Heureux ceux dans lesquels il est une habitude de l’âme. L’habitude de l’esprit est artifice ; l’habitude de l’âme est excellence et perfection. » Massenet avait fini par trop céder à l’habitude artificielle : celle de l’esprit, celle du métier, d’un métier dont aucun secret, aucun procédé ne lui était inconnu. Voilà pourquoi l’on a pu regretter que, faisant tout ce qu’il voulait, quelquefois il ne voulût pas, on ne voulût pas assez tout ce qu’il faisait.

Vous savez la belle parole de Gounod. Dédiant son oratorio de Mors et Vita au pape Léon XIII, il exprimait le vœu que, dans les autres comme en lui-même, sa musique augmentât la vie (ad incrementum vitæ). On ne peut en effet attendre ni recevoir d’une œuvre d’art une grâce plus insigne. C’est le bienfait par excellence. Après avoir relu tout Massenet, sentira-t-on la vie accrue en soi ? Peut-être plutôt alanguie, et comme bercée, ou caressée, mollement. Rien ne manque à cette musique pour nous charmer et nous séduire ; elle n’a rien de ce qui nous fortifie et nous élève. « La musique est femme, » disait Wagner, estimant que dans l’association, dans le couple idéal que figure le drame lyrique, l’élément viril était le verbe. Un Massenet se révèle féministe jusque dans le choix de ses sujets et de ses personnages. La plupart ne sont pas des héros, mais des héroïnes, ou du moins des héros féminins, des âmes, non pas supérieures comme celle d’un Rodrigue, mais, comme celle d’un Werther, inférieures au devoir, à la souffrance, c’est-à-dire à la vie. « Je ne suis que faiblesse et que fragilité, » chante Manon. Jamais paroles ne furent mieux faites que celles-là pour être mises en musique par Massenet.


Cependant, comme a dit Musset de Don Juan, cet autre féministe, cependant, « tel qu’il est, le monde l’aime encore. » Nul ne saurait prévoir si ce sera d’un long ou passager amour. Personnellement, nous devions notre hommage à son œuvre ; à lui-même, nos