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pittoresque. Si vous avez une voisine, vous serez tenté de lui poser la question d’Henri Heine : « Madame, ne sentez-vous pas l’odeur des tilleuls ? « 

Ainsi Massenet, avant tout élégiaque et sensuel, n’a pas été cela seulement et toujours. Il a même eu de l’esprit. Je me souviens d’une certaine Cendrillon, fort inégale d’ailleurs, dont le premier acte, piquant, pimpant, et, comme le conte de Perrault, très français, parut une chose délicieuse. Cela n’était fait que de détails, mais ajustés avec un tel art, une telle adresse, qu’ils assuraient la variété sans rompre l’harmonie. Qui voudrait étudier l’esprit dans la musique, en trouverait là de nombreux exemples et des modes divers. Comme il est mené, ce premier acte de comédie musicale, et comme il est écrit ! Les élémens, innombrables aujourd’hui, de la musique, y sont au service du musicien, bien loin qu’il soit au leur. Il dispose d’eux et les domine. Là où tant d’autres ne font que se débattre, il se débrouille. Harmonies, mélodies et rythmes, alliance ou succession des notes, des phrases, des accords et des timbres, souplesse et liberté du discours, il n’est pas une partie, et pour ainsi dire pas un coin d’un art infiniment complexe, où la dextérité de l’artiste ne s’applique ou plutôt ne se joue.

Ondoyante et diverse, la carrière de Massenet abonde en surprises. Le cours en est changeant. Un jour le wagnérisme paraît séduire l’auteur d’Esclarmonde ; une autre fois le musicien de la Navarraise a l’air de se laisser prendre aux appâts, plus grossiers, du vérisme italien. Trop souvent on peut croire qu’il s’échappe, ou se dérobe, ou s’oublie. Il a des écarts et comme des fuites soudaines. Mais, soudain aussi, il se reprend, il se retrouve, il revient. Le Jongleur de Notre-Dame fut un de ces retours, on pourrait dire même un de ces repentirs délicieux. Il est trop vrai que des caprices, plutôt que des principes, ont dirigé Massenet : moins encore ses caprices à lui, que ceux de la foule. Une perpétuelle inquiétude l’agitait, celle de ne pas plaire, ou de ne pas plaire assez, à tout le monde, fût-ce à ceux-là qui ne sont capables de goûter que de médiocres plaisirs. Il existe, même en art, une fausse charité. Pour ne blesser ou seulement ne choquer personne, elle est prête à tout sacrifier, à tout abandonner, à ne soutenir, à ne défendre rien. Massenet a trop pratiqué cette soi-disant vertu, qui, dans l’ordre du beau comme dans celui du vrai, n’est que faiblesse. Entre sa conscience d’artiste, de grand artiste, et le goût du public, il faisait alors le choix le plus facile et le moins courageux. Il a suivi trop souvent ceux qu’il aurait dû, qu’il aurait su conduire, et, s’il le fallait, contraindre. La