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détails. Ils achèvent de faire de Manon la partition de Massenet la plus équilibrée et la plus harmonieuse. Fromentin assurait que pour un artiste le moment arrive toujours où, par une conjonction favorable de ses facultés et des circonstances, de son talent, ou de son génie, et du sujet, ou de l’occasion, il produit son œuvre par excellence, l’œuvre qui lui ressemble le plus à lui-même, qui le manifeste et le représente parfaitement. C’est « le moment de l’idéal. » Encore une fois, pour Massenet, s’il n’avait écrit Werther, ce moment-là serait le moment de Manon.

Mais il a écrit Werther, et les belles pages de Werther sont les pages maîtresses de Massenet. Du commencement à la fin, le premier acte est exquis. Lisez la scène du « Clair de lune. » Le musicien n’a rien trouvé de plus tendre et presque rien d’aussi pur. Ici, comme nulle part, il est lui-même, lui seul et lui tout entier. Mais, au troisième acte, il est un autre lui-même, exceptionnel, supérieur, qu’on ne connaissait pas et qu’on n’a pas retrouvé. Par l’élévation et par la noblesse du sentiment, par l’intensité non moins que par la sincérité de la passion, par le caractère et par le style, par l’emportement et, quand il le faut, par la retenue ou la tenue, par l’abondance et la continuité du courant ou du torrent dramatique et lyrique tour à tour, cela est fort au-dessus du fameux tableau de Saint-Sulpice, et, s’il fallait choisir, on donnerait peut-être, pour les points culminans de Werther, la ligne plus égale et moins haute de Manon.

Au lendemain d’un tel ouvrage, Massenet a pu se dire : « Voici que je suis devenu grand. » Il ne l’avait pas été encore et depuis il ne l’est pas redevenu. Le « grand opéra » ne fut jamais son affaire. Dans le Roi de Lahore, la première et la meilleure partition de Massenet en ce genre, certain finale (l’Incantation) acclamé naguère, un soir de festival, à l’Hippodrome, est une page très éclatante, mais un peu vide, plus sonore que musicale, et qui, de la vraie puissance, ne possède guère que le dehors et le semblant. Plus fausse encore et plus creuse, la grandeur d’une Hérodiade. Sous la tragédie de Corneille, on sait avec quelle grâce le musicien de Rodrigue et de Chimène a plié. Ne parlons pas du Mage, fût-ce de Roma, et de Bacchus moins encore. Souvenons-nous d’Ariane un moment, et d’un moment d’Ariane (au troisième acte), où l’on s’étonna presque d’entendre un héros de Massenet tenir enfin un héroïque, un viril et farouche langage. Souvent un procédé, familier au musicien, témoigne qu’il est né pour la grâce et que de sa chère faiblesse il ne gagne rien à vouloir guérir. Au cours d’une même scène, et de préférence, un duo : que ce soit, dans Manon, le duo de Saint-Sulpice,