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pas, comme un Gounod, encore moins comme un Saint-Saëns, des plus grands, des plus purs. On serait embarrassé pour nommer ses aïeux. Les Bach et les Gluck, les Mozart et les Beethoven, il les étudia, les connut, mais ne leur ressembla point. Son art, tout moderne, manque de traditions. Il ne s’appuie à rien et ne s’enfonce nulle part. Sa musique est une fleur brillante et sans racines. Peut-être en est- elle plus originale, avec plus de fragilité. S’il fallait absolument trouver à Massenet, parmi les maîtres, non pas encore une fois des parens, mais des parrains, c’est à Schumann et à Chopin que l’on finirait, — quelquefois, — par songer. Le musicien des Nocturnes n’eût pas désavoué la méditation de Thaïs avec sa grâce nerveuse, avec l’élégance contournée de ses lignes et les groupes de notes qui lui servent çà et là de voile ou de parure. Mais surtout dans ce juvénile et délicieux recueil de lieder : Poème d’avril, et plus encore dans le premier, dans le troisième acte de Werther, cette moitié de chef-d’œuvre, il est certain que plus d’un soupir, plus d’un sanglot des Amours du poète a passé.

Enfin, dernière raison qui l’empêche d’être classique, l’art de Massenet accorde presque tout à la sensibilité, presque rien à l’entendement. L’élément rationnel et logique, l’ordonnance, la construction et le développement, toutes les qualités en quelque sorte intellectuelles, ne viennent ici qu’au second rang. Ici nous ne goûtons pas la beauté pour ainsi dire abstraite, idéale, de la musique pure, mais uniquement le charme, qui d’ailleurs nous séduit, et parfois nous émeut, de la musique appliquée à l’expression des sentimens. Or, a dit Beethoven, « la musique est esprit et elle est âme. » L’âme seule anime la musique de Massenet.


Et cette âme ressemble à celle que saluait, en termes atténués, affectés à dessein, le César près de mourir : « Animula, vagula, blandula. » Ce n’est pas une très grande âme, une âme très haute. Plutôt éprise que maîtresse de son corps, elle a moins de vertus que de faiblesses. Et ses faiblesses lui sont chères. Loin de les dominer, elle s’y abandonne avec délices. Dernièrement, sous la plume, sévère aux poètes romantiques, d’un écrivain distingué[1], nous rencontrions ces mots : « Les notes dangereuses d’un langoureux amour. » La musique de Massenet a donné, répété, prolongé ces notes-là, comme nulle autre musique peut-être n’avait su, n’avait osé le faire encore.

  1. M. le chanoine Delfour.