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scène, chaque acte, en un courant ininterrompu. De même, il a fait insensiblement de l’orchestre un agent plus expressif, un moins secondaire et plus personnel interprète. Nous disons l’orchestre, et non la symphonie. Esclarmonde exceptée, qui fut écrite à l’heure où le wagnérisme faussait par triompher chez nous, et de nous, l’œuvre de Massenet n’offre que peu d’exemples et des traces légères de ce vrai développement symphonique, dont l’élément, et comme le ferment de vie, s’appelle le leitmotif wagnérien. Non pas, encore une fois, que l’orchestre de Massenet se borne au rôle d’accompagnateur. Souvent, très souvent, c’est lui qui chante, qui soupire, qui se pâme, à la place de la voix, ou avec elle, et, non moins qu’elle, mélodique ou mélodieux. Mais alors même, et dans les plus heureuses rencontres, il se contente d’exposer l’idée musicale, et ne va pas jusqu’à la développer. Nombreux sont les exemples de mélodie purement instrumentale chez l’auteur des Erinnyes et du Roi de Lahore, de Werther et de Thaïs. Rien qu’à nommer ces divers ouvrages, on se souvient de la libation d’Electre et d’Orestès de l’entrée d’Alim au Paradis d’Indra, de la lugubre « Nuit de Noël » et de la « Scène des pistolets, » et de la fameuse « Méditation. » Mais quand l’orchestre se mêle à la voix, ou s’y rapporte, il n’est pas rare que ce soit par les plus délicats, les plus ingénieux rapports. En ce genre, qui veut beaucoup de finesse et de goût, Massenet a laissé de véritables petits chefs-d’œuvre. Lisez dans Manon (à l’acte du Cours-la-Reine), l’entretien de Manon avec Des Grieux père, cet a parte furtif, aux sons lointains d’une musique de bal, où l’orchestre sourit et danse, où les voix, discrètes et parlant bas, sont près de pleurer. Mais surtout rappelez-vous l’apparition de Charlotte et de Werther (fin du premier acte) et, devant le perron que blanchit le clair de lune, la halte des deux vertueux amans près de se dire adieu. Massenet jamais ne fut plus tendre, avec plus de retenue et de pureté. Les instrumens encore ici chantent d’abord seuls ; mais, avec les premiers mots de Charlotte : « Il faut nous séparer, » les notes de la voix, appelées, attirées à leur tour, entrent dans la cantilène, ou plutôt elles s’y insinuent et s’y blottissent amoureusement.

Instrumentale ou vocale, il est certain que la mélodie de Massenet a sa nature et ses caractères originaux. Massenet l’a véritablement créée. Par rapport à celle d’un Gounod, dont elle ne procède pas autant qu’on l’a dit, elle est beaucoup plus nerveuse, beaucoup plus contournée et, pour ces deux raisons, entre autres, beaucoup moins classique. Elle n’a rien de rigide, rien de sec ni de maigre non plus ; au contraire elle développe avec ampleur une courbe à longue portée.