Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 11.djvu/861

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

semble tellement individuelle qu’il la juge intransmissible : « Elle recommence éternellement son œuvre, écrit-il, comme l’artiste, qui ne se propose pas de compléter, par un détail nouveau, la part de beauté qu’ont pu réaliser ses prédécesseurs, mais qui prétend exprimer pour son propre compte, et d’un seul coup, le beau total, tel qu’il le conçoit. » Chaque théorie n’est, à l’entendre, que l’expression des dispositions intérieures du philosophe, de sa culture intellectuelle et morale.

Sous cet angle, l’histoire de la philosophie ne pouvait être pour M. Boutroux, à l’encontre de ce qu’en pensait Zeller, rien moins que méthodique. En guise de compensation, M. Boutroux voyait, il est vrai, dans l’absence de progrès, qui la caractérise, la raison de l’intérêt permanent et quasi éternel des grandes doctrines. N’est-ce pas à cause de cela, arguait-il, que la réponse personnelle de chaque philosophe aux aspirations qui travaillent l’humanité, pour ainsi dire, ne vieillissent pas ?

Par la suite, M. Boutroux atténuera cet individualisme, qui, du moins, accuse, à l’origine de sa carrière, l’une des tendances dominantes de son esprit. Plus âgé, il reconnaîtra que la philosophie n’est pas qu’individuelle, mais collective. Même, il ne faudrait pas, je crois, le presser beaucoup pour surprendre, dans sa manière actuelle de philosopher, l’aveu implicite d’un certain progrès, non certes par remplacement ou substitution, comme dans les sciences, des théories et découvertes les unes aux autres, mais par juxtaposition, approfondissement et conciliation. Toujours est-il qu’on ne peut mieux comparer la conception que M. Boutroux professe, aujourd’hui, des doctrines philosophiques qu’à une série de points de vue sur le monde, — plus ou moins vrais suivant le génie de leur auteur, — qui iraient, non seulement en se multipliant, mais en s’élargissant et se coordonnant avec le temps. Chaque système philosophique sérail ainsi, comme la monade de Leibnitz, une vue personnelle et originale, mais aussi partielle et fragmentaire, donc à la fois vraie et erronée, sur le fond des choses.

De là, le souci, qui anime M. Boutroux, dans les nombreuses études qu’il a consacrées à l’histoire de la philosophie, de comprendre chaque théorie, d’en découvrir l’idée fondamentale sous la complexité des idées subsidiaires, autrement dit d’entrer dans la pensée de chacun. Aussi bien, l’objet immédiat de l’histoire de la philosophie lui paraît être les doctrines. « Bien