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un homme, un citoyen comme les autres, que dis-je ? plus que les autres sage et vertueux. Du philosophe, en la modernisant, M. Boutroux restaure l’antique grandeur : en lui, il voit, par excellence, le sage. De plus, le philosophe se doit à lui-même et doit aux autres de leur faciliter l’accès de sa propre pensée : nouvelle raison qui s’impose à lui de vivre comme eux et avec eux ! M. Boutroux n’a eu garde, à son retour d’Amérique, de laisser perdre la leçon qu’il recueillit auprès de William James : « Charmante habitation, nous rapporte-t-il, que celle de l’illustre philosophe. Isolée, parmi les gazons et les arbres, et construite en bois dans le style colonial, ainsi que la plupart des maisons du Cambridge universitaire : vaste, garnie de livres de haut en bas, cette demeure est merveilleusement propre à l’étude et au recueillement. La réflexion, d’ailleurs, ne risque pas d’y dégénérer en égotisme. Car il y règne une sociabilité des plus aimables. La « library » ou bibliothèque, qui sert de cabinet de travail au professeur James, ne contient pas seulement un bureau, des tables et des livres, mais des canapés, des banquettes, des fauteuils à bascule, accueillant les visiteurs à toute heure du jour, en sorte que c’est au milieu des joyeuses conversations, parmi les dames occupées à prendre le thé, que médite et écrit le profond penseur. » Et, au fait, pourquoi le philosophe ne serait-il pas un « homme du monde, » au sens large et élevé du mot ?

Cependant, il est, pour la philosophie ainsi comprise, une mine particulièrement riche, un endroit où trouver la raison humaine à l’œuvre, je veux dire en train de philosopher : c’est l’histoire même de la philosophie. M. Boutroux ne l’omet point, si c’est, tout juste, cette préoccupation de savoir ce que les autres avaient pensé avant lui, pour en fortifier, en quelque sorte, sa raison, qui l’a converti en historien et critique de la philosophie. L’histoire de la philosophie, telle qu’il en a précisé l’objet dans l’importante préface dont, en 1876, il fit précéder sa traduction du livre de Zeller sur la Philosophie des Grecs et, trente ans après, dans un recueil d’Études d’Histoire de la Philosophie, n’est, à ses yeux, ni, bien entendu, un simple récit chronologique, ni une explication par le milieu suivant la méthode de Taine. Elle ne consiste pas plus à voir dans chaque doctrine l’instrument, plus ou moins docile, d’un esprit immanent et universel. Il s’élève contre la conception toute hégélienne