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mais en toute espèce d’occurrence. C’est elle que, comme conclusion de sa morale, il se proposait de cultiver toute sa vie, en la nourrissant et de connaissances scientifiques et d’expériences morales. » Pour lui, en effet, comme pour Descartes, la raison n’est pas toute faite en nous : elle devient. En réalité, elle croit à la mesure de nos soins. Aussi ne nous fournit-elle pas de connaissances inertes et matériellement objectives à la manière de la science, mais de directions applicables à la pratique journalière. Elle n’a pas pour seule mission de connaître ; elle contrôle et elle juge.

C’est à cette raison-là que M. Boutroux s’en remet du soin de philosopher avec l’aide de nos concepts fécondés par l’intuition. Isolés, nos concepts, grâce auxquels nous fixons, distinguons et ordonnons les choses suivant des rapports d’identité et de contradiction lui paraissent, en effet, trop mièvres, trop artificiels et disproportionnés au réel qu’ils voudraient saisir. En revanche, l’intuition, qui est renoncement à toute idée préconçue, abandon pur et simple de l’esprit à l’action des choses, lui semble trop indistincte et amorphe, à l’inverse de ce pour quoi la tient M. Bergson, qui a fondé sur elle toute une métaphysique. Rationaliste, M, Boutroux attend d’une conciliation rationnelle de ces deux modes de connaissance la solution des problèmes philosophiques.

La méthode qu’il préconise ne se borne pas, toutefois, à conseiller cette union. « Notre siècle, avoue-t-il, est las d’une philosophie qui prétend se suffire et se nourrir exclusivement de sa propre substance. » M. Boutroux exige que, non seulement notre raison, mais nos concepts et notre intuition s’enrichissent de tout ce qu’ils pourront profiter d’expérience autour d’eux. En effet, puisqu’il nous est interdit de remonter aux activités spontanées où résident les sources de la connaissance et de l’action, force nous est de n’en laisser échapper aucune manifestation : méthodes scientifiques, littératures, arts, religions, institutions et coutumes. Ne sont-elles pas autant de créations, intermédiaires entre le fait proprement dit et l’activité dont elles émanent ? Le philosophe, par conséquent, ne devra pas rester enfermé dans son « poêle, » seul à seule avec sa propre pensée. Il devra être curieux de tout, devenir savant, artiste, lettré. Il devra, d’un mot, ouvrir ses fenêtres, ne pas craindre même de courir le monde. Bien plus, il devra être