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la nature. De fait, après avoir montré que les sciences les plus proches de la réalité sont toujours conventionnelles à quelque degré, il insiste sur ce qu’en retour les plus conventionnelles font toujours quelque emprunt à la nature. Cela va de soi pour les sciences qualitatives et, en un certain sens, descriptives, comme la sociologie, la psychologie, la biologie, la physique et la chimie. Elles sont tenues, sous peine de verser dans l’imaginaire, de se conformer, plus ou moins, au fait ; de le recevoir, d’abord, tel qu’il est, quitte à le triturer ensuite, élaguer, isoler ou simplifier. Mais cela n’apparait pas aussi nettement pour les sciences dites mathématiques. Elles ne sont pas, cependant, d’après M. Boutroux, tout à fait affranchies du réel. Si artificielle, par exemple, que se trahisse la notion de force, ne faut-il pas, en vue de la définir, recourir à l’expérience pour mesurer l’action des corps les uns sur les autres ? D’ailleurs, ne serait-ce que par leur objet, les lois mécaniques attestent l’existence d’un « ne sait quoi » qui diffère de l’esprit.

Pareillement, bien qu’il ne les tienne pas pour objectives, M. Boutroux observe que les mathématiques ne sont pas sans s’adapter au réel et, par conséquent, sans lui correspondre d’une certaine manière dont l’expérience fait les frais. Il n’est pas jusqu’à la logique qui ne lui semble imparfaitement intelligible, précisément à cause des emprunts qu’elle prélève sur la réalité. À leur défaut, en effet, ne composerait-elle pas une vaine logomachie ?

Ni entièrement conventionnelles, ni pleinement réelles, les lois scientifiques représentent, pour M. Boutroux, des compromis entre les exigences de notre entendement et l’expérience. Il estime, par conséquent, qu’elles ne peuvent pas plus épuiser le réel que le gouverner. Et c’est pourquoi, en dernière analyse, il dénie aux sciences le droit d’enseigner la nécessité, soit rationnelle, soit expérimentale. Elles valent, à ses yeux, cela est sûr ; mais elles ne valent que pour la surface des choses. Elles en laissent et en laisseront, éternellement, ignorer le fond. D’ailleurs, — et c’est l’argument que donne M. Boutroux dans les conférences qu’il a prononcées en 1910 à l’université Harvard sur la Contingence et la Liberté, — ne sont-elles pas obligées de prendre le monde comme il est ? Ceci est d’autant plus intéressant que la permanence, sur laquelle s’appuie la connaissance scientifique, est peut-être bien donnée, elle aussi,