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détail. La preuve en est que, plus l’on délaisse le réel pour l’abstraction, plus la permanence des lois de la nature paraît absolue. Les unes comme les autres ne doivent, en tout cas, de nous sembler constantes qu’à leur caractère schématique.

Mais ce caractère même ne rend-il pas évident que ces prétendues lois naturelles ne sont, au vrai, que les lois de la science, qui est œuvre humaine ? Elles ne sont pas inscrites dans les choses, comme dans de la cire une empreinte qu’il s’agirait de retrouver sous la poussière qui la couvre, mais imaginées par nous à propos de la réalité qu’elles systématisent. Reprenant la question de la nécessité, du point de vue, non plus de la nature, mais de la connaissance, dans son cours en Sorbonne de 1892-1893 sur l’Idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contemporaines, M. Boutroux y met résolument en relief, annonçant en cela les études de M. Henri Poincaré, la part de convention que contiennent les lois scientifiques. La logique, les mathématiques et la mécanique, qui sont de toutes nos connaissances les plus abstraites, ne s’affirment, d’après lui, les plus exactes, c’est-à-dire les plus intelligibles, que parce qu’elles sont aussi les plus conventionnelles.

Non seulement le principe d’identité n’est qu’un mode de pensée que nous appliquons aux choses pour en raisonner, mais l’unité que nos concepts imposent à la pluralité des faits et des êtres demeure, pour une grande part, factice. Le jugement et le syllogisme logent à même enseigne : ils composent autant de moules dans lesquels nous coulons la réalité. Les mathématiques ne forment pas mieux l’armature du monde. L’esprit humain ne les découvre pas : il les crée. La preuve en est que d’autres géométries que la géométrie euclidienne à trois dimensions ont pu être mises sur pied. Lowatchensky et Riemann n’en ont-ils pas édifié à deux et à quatre ? Fort éloignées du réel, car elles ne portent que sur des limites insaisissables par expérience, les mathématiques ne doivent leur rigueur déductive qu’à des axiomes combinés par l’esprit en vue de cette déduction même. L’invention, enfin, n’y dépasse-t-elle pas les prémisses, quand, raisonnant par récurrence, le mathématicien conclut du particulier au général ? La mécanique elle-même est toute pétrie de conventions. Il nous est, en effet, à tout jamais interdit de connaître de visu l’inertie et la force : il faudrait, pour cela,