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qui s’amusaient à molester les passans, ainsi que cela se fait ordinairement le mardi gras. De l’autre côté de la Seine, on avait loué, dans les maisons qui donnent sur le quai, des croisées pour voir le pillage de l’archevêché, ainsi qu’on regarderait quelque autre spectacle. Parmi des gens de la basse classe qui se trouvaient sur le quai aussi à regarder ce qui se passait, j’ai entendu dire :

— Voilà encore une nouvelle dévastation, il faudra refaire le palais. Qui paiera les frais ? Ce sera encore le contribuable !

Ces pauvres gens se lamentaient, regardaient et laissaient faire.

En traversant la partie de la ville qui se trouve entre l’ile de Notre-Dame et le Palais-Royal, où je me suis rendu, j’ai vu un spectacle que je n’oublierai de ma vie. Des gens à figure hideuse avaient endossé des chasubles, des mitres et autres ornemens d’église pris à l’archevêché. Ils chantaient sur des airs religieux, en parodiant une procession, des chansons obscènes ; ils faisaient mille grimaces que le peuple applaudissait. Ce cortège était précédé par deux polissons dont l’un portait une croix et un autre un vase, qu’on ne nomme pas, rempli d’eau bourbeuse, dans laquelle il trempait un aspersoir et en éclaboussant la multitude, il criait :

— Voila de l’eau bénite, pour rien !...

Arrivé au Palais-Royal, je trouvai les cours remplies de troupes de ligne et de garde nationale qui y bivouaquaient et regardaient défiler le cortège fantastique et burlesque du Bœuf gras. Il a fait le tour de la cour d’honneur accompagné d’une musique très bruyante. Le Roi, la Reine, Madame Adélaïde et toute la famille se trouvaient sur les terrasses. Ce défilé contrastait d’une manière saisissante avec la scène que je venais de voir à l’archevêché.

Si, du côté des églises, il y avait foule pour détruire les croix, du côté des boulevards, il y avait encore foule, mais pour voir les masques. Elle était si grande que, me trouvant engagé dans le passage de l’Opéra, à ne pouvoir ni avancer, ni reculer, et voyant arriver le moment où je serais impitoyablement écrasé, je me donne un élan en m’appuyant sur un des dos qui me pressaient, et me voilà dans un saut hors la bagarre, il est vrai, mais étendu de toute ma longueur sur un tas de fromages d’oranges, de jambons, de poissons, de homards et autres mangeailles,