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me sers de son expression, ce métier doit en être un et un dur encore, à l’en entendre parler.

— Tous les jours, me dit-il, je donne trois heures d’audiences à tous ceux qui veulent venir chez moi ; ce sont des figures de l’autre monde ordinairement et des demandes du même genre : les trois glorieuses journées sont la source intarissable de pétitions.

— Mais, interrompis-je, comment Monseigneur fait-il pour répondre, pour lire toutes ces suppliques ?

— Il y a trois règles à observer, lorsqu’on donne des audiences, me dit-il : primo, ne jamais lire les suppliques ou lettres présentées par le pétitionnaire, car il a eu le temps d’y réfléchir mûrement en l’écrivant et il est préparé à toutes les objections que vous pourriez lui faire : vous devriez donc lui répondre ex abrupto sur un discours préparé. Secundo, il ne faut jamais rien promettre ; les réponses doivent toujours être évasives, telles que : nous verrons, j’y penserai, j’en parlerai en temps et lieu, je m’adresserai à qui de droit, etc. ; de telles réponses ne vous engagent à rien et, si vous êtes dans le cas de pouvoir accorder, ce sera une grâce que vous faites, au lieu que, si vous aviez promis quelque chose au pétitionnaire, vos bontés seraient considérées comme un devoir. Appuyez-vous contre une chaise en sorte qu’elle se trouve placée entre vous et le pétitionnaire.

Cette observation me fit faire un mouvement de curiosité très marqué, en partie par courtisanerie, voyant que le Duc s’y attendait :

— Vous vous étonnez, comte Rodolphe, reprit-il ; je m’en vais vous expliquer mes raisons. La plupart des gens qui viennent en audience vous approchent à une distance qu’une triste expérience m’a prouvé être trop dangereuse pour m’en trouver à mon aise. Depuis cette découverte donc, je me tiens toujours derrière ce retranchement. Pas plus tard qu’aujourd’hui, un jeune homme entre chez moi et me demande une pension ou quelque emploi lucratif en récompense d’avoir été le premier qui soit entré à la prise du Louvre ; il y en a eu déjà chez moi tant de ces jeunes gens qui tous prétendaient avoir été le premier sur la colonnade de ce palais, que je ne lui dis autre chose si ce n’est que je prenais note de son héroïsme, et je le congédiai. Mais un autre entre après lui et me dit absolument la même chose. Sans perdre de temps, je fais rappeler sur-le-champ