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J’avais grand besoin d’entamer la conversation avec ma voisine, Mme de Dolomieu, première dame d’honneur de la Reine, pour chasser l’effet du triste aspect que m’offrait la personne de M. Molé. Mme de Dolomieu est très aimable ; sa conversation est gaie, elle a toujours un mot pour rire ; enfin elle est faite pour chasser de tristes rêveries. Mais, pour mon malheur, il faisait très chaud et la marquise s’éventait avec un énorme éventail tricolore. Ces trois malheureuses couleurs me rappelèrent toutes les scènes et désastres de Juillet et me parurent menaçantes pour l’avenir. J’en fus glacé d’horreur et je me tus.

Cependant, je promenais vaguement mes regards sur la longue ligne de convives et je m’arrêtai sur la bonne figure de la maréchale Maison. Elle regardait le Roi, dont elle ne se trouvait séparée que de fort peu de personnes. Après quelques momens de contemplation, elle lève les yeux vers le ciel en disant :

— Que c’est beau de voir le Roi découper !

Cette phrase me fit comprendre les justes motifs de l’extase de la maréchale et son exclamation attira mes regards sur Sa Majesté, qui effectivement découpait une grosse poularde truffée, avec une adresse, une grâce que peu de chefs de cuisine auraient pu atteindre :

— Comte Rodolphe, désirez-vous une aile, une cuisse ou du blanc ?

— Si Votre Majesté daigne m’honorer d’une aile, je m’empresserai de mettre mes remerciemens aux pieds de Votre Majesté.

— Pour le comte Rodolphe d’Apponyi, dit le Roi, en m’envoyant mon aile.

La Reine, de son côté, distribuait des écrevisses.

Il me serait impossible de donner une idée juste de la familiarité que se permit le maréchal Gérard avec le Roi. Si Sa Majesté traitait un de ses sujets avec cet air de protection affectée, je le trouverais peu généreux. Qu’est-ce donc quand c’est le sujet qui se permet vis-à-vis de son Roi une telle attitude. Le maréchal Gérard à chaque mot qu’il adressait au Roi, avait l’air de lui dire :

— C’est moi qui vous ai placé là où vous êtes.

La Fayette en fait autant.

Ce qui m’a beaucoup embarrassé, c’était la première conversation que j’ai eue avec Leurs Majestés depuis les événemens