Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 11.djvu/806

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Madame la Dauphine, en attendant, est sublime ; c’est un ange de douceur et de résignation. Elle est bien plus grande encore dans son malheur qu’elle ne l’a été entourée de l’éclat du trône. La famille royale passera l’hiver à Edimbourg ; le Roi et le Dauphin et Madame la Dauphine avec le Duc de Bordeaux s’y rendent par mer. Madame, Mademoiselle et la duchesse de Gontaut font ce voyage par terre. Madame doit même être en ce moment à Londres ; elle compte même y revenir pour la saison, pour y danser.

L’hiver, pour nous autres à Paris, ne commence pas sous des auspices bien gais. Les rassemblemens continuent ; ils sont plus ou moins nombreux, plus ou moins tumultueux, selon les circonstances qui les font naître, et prouvent toujours l’extrême faiblesse du gouvernement. Le parti carliste se réunit à celui qui veut la République, c’est tout simple, puisqu’ils veulent avant tout l’un et l’autre renverser le gouvernement actuel. Leur réunion les rend formidables, d’autant plus que tous les mécontens, dont le nombre augmente tous les jours, s’y jettent aussi. L’indépendance du clergé de tout pouvoir temporel, prêchée par l’abbé de Lamennais dans l’Avenir, journal qui paraît sous sa direction, prouve à l’évidence la réunion de ces deux partis. Ce journal est écrit avec toute l’exaltation religieuse et républicaine en même temps. C’est un triste pays que la France.


30 octobre. — Mous avons dîné chez le Roi, nous étions cinquante personnes à table. La société en fut un peu plus choisie qu’à l’ordinaire, et cela en notre honneur. Entre les personnes marquantes, je citerai les maréchaux Gérard et Maison et M. d’Harcourt qu’on désigne comme ambassadeur en Espagne ; c’est un homme tout chétif, tout maigre : je l’avais pour vis-à-vis. Le comte Mole, notre ministre des Affaires étrangères, tout chancelant, était à côté de M. d’Harcourt. Notre cher M. Molé, autant que je me rappelle, a toujours eu mauvaise mine ; mais sa figure d’aujourd’hui fait pitié ; il n’y a que ses yeux noirs qui dardent et lancent des feux de temps à autre, entourés d’une figure toute décharnée avec un teint sépulcral. Son expression lugubre vous fait entrevoir ses souffrances morales et physiques et vous communique un malaise indéfinissable.