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Qu’un livre ait son opportunité. S’il ne l’a pas, c’est qu’il n’a point poussé au grand air, dans le sol plantureux ; il est analogue à ces fleurs de serre qui montent, presque artificiellement, sur des tiges frêles et ne vivront pas.

Mais, son opportunité, — son « actualité, » — un livre l’a de maintes manières, et même s’il refuse d’avoir, avec son temps, nul contact. Il faut alors qu’on sente le refus. Dans la mêlée des passions ou des batailles, l’arrivée d’un joueur de flûte est simplement absurde, si le musicien ne paraît pas savoir qu’auprès de lui de rudes haines se démènent, de chauds partisans affrontent l’ennemi. Mais, si le joueur de flûte, par sa musique ensorcelante, proteste contre la furie déchaînée et, sans le déclarer, donne à entendre son déplaisir ; si je devine l’intention persuasive de son hostilité, je l’écoute et je subis le paradoxe pathétique de sa mélodie : elle éclate comme un souvenir des beaux jours dans les querelles et les bagarres.

Une petite chanson me touche, si je sais ce que le chanteur a voulu, si je sais le besoin qu’il avait de chanter ainsi, en ce temps où d’autres ont un autre soin. Ce n’est pas son projet que je lui demande, mais son désir.

Alors, auprès de lui, tout le reste n’est que l’accompagnement de sa musique.

On dira que je déplace les valeurs et que, dans l’histoire, les protagonistes ne sont pas les poètes et les assembleurs de mots. Si j’étais un conducteur d’hommes, ainsi penserais-je et devrais-je penser. Mais peut-on faire cas des artistes pour qui l’art tout seul n’est pas une fin suffisante ?

La critique a été gouvernée, — et magnifiquement, — par des historiens et des psychologues, un Taine, un Sainte-Beuve et leurs élèves ; ils ont traité la littérature comme une dépendance de l’histoire et de la psychologie ; ils lui empruntaient leurs documens, leurs témoignages. C’est dénaturer l’idée même de la littérature.

L’art n’est pas une province dans un État, mais un État qui a commerce avec d’autres et qui, de ce commerce, tire plusieurs élémens de sa prospérité ; du moins n’a-t-il pas à payer tribut.

La critique doit affirmer l’autonomie de la littérature. Et, pour le faire, l’autorité ne lui manquera pas, quand elle aura d’abord affirmé les devoirs traditionnels et nationaux de la littérature, quand elle en aura condamné l’anarchie, organisé les puissances, dégagé l’idéal.


Voilà le programme d’une activité qui aurait de bons résultats,