Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 11.djvu/708

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il arrive un moment où le langage s’est épanoui, un moment où la littérature d’un pays s’est constituée.

Et voici le troisième des préceptes à l’observance desquels je considère que la critique doit veiller. Il faut que, de nos jours, un écrivain sache où en est la littérature de son pays, sache comment elle y parvint, par quels degrés et par quels moyens.

Nous avons mille ans de littérature derrière nous, sans compter les siècles de Rome et d’Athènes que nous continuons. Un écrivain qui sait son âge littéraire ne va pas faire le jeune homme : ce ridicule lui sera épargné. Qu’il ait conscience d’appartenir à toute une lignée ; qu’il entre dans une série et qu’il s’y mette à son rang.

Ayons pitié des vieux gamins qu’on voit tardivement surgir dans les littératures. Ils se figurent qu’on les attendait et qu’ils inaugurent enfin l’art d’écrire. Ils n’ont pas eu de prédécesseurs : à peine de vagues précurseurs les annonçaient-ils, et obscurément. Ils ont les manières du premier homme, dans le paradis. Pourtant ils sont dépourvus d’ingénuité, non d’ignorance. Ou bien, on les dirait partis pour défricher des terres inconnues. Il n’en reste plus guère au monde ; et, chez nous, il n’y en a plus. Ces pionniers sont drôles, dans nos villes, et même dans nos campagnes cultivées.

Il existe un vocabulaire français, qu’un bel usage a consacré ; il existe une syntaxe française, qui s’est adaptée à tous les désirs de notre race ; et il existe une littérature française qui a suivi toutes nos tribulations, qui s’est ornée de tous nos rêves, attristée avec nous, égayée avec nous, jusqu’à devenir la compagne fidèle et attentive de l’âme que dix siècles de vie ardente nous ont faite. Et c’est gaspiller son loisir que de tenter là contre de petites rébellions.


Les principes que je viens d’énumérer sont, à mon gré, les seuls que la critique ait à poser. Après cela, qu’elle apprécie, chez le conteur, le poète, l’essayiste et l’historien, l’habileté, l’imagination, la fantaisie, la vérité. Je la veux indulgente et curieuse, vite émue, sensible, heureuse de voir augmenter la quantité des œuvres belles ou jolies, prompte à signaler ses trouvailles. Quand elle aura bien accompli son devoir de vigilance à l’égard des ignorans et des barbares, il ne lui Testera que gentillesse à dépenser. Elle dira : — Voici des chansons que l’on n’avait pas encore entendues ; écoutez-les. Voici des mots que l’on n’avait pas encore réunis ; comme ils sonnent bien ! Voici des idées que l’on n’avait pas encore inclinées à une si persuasive douceur, illuminées d’une clarté si pure, animées d’une telle force ; regardez-les.