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sous Néron. Mais, ô Sénèque, nous souffrons maintenant d’un grand nombre d’illettrés.

Quiconque se met à composer un livre a fait profession de littérature ; ou bien voilà un drôle de garçon. La littérature est exigeante : elle réclame un zèle délicat. Elle a ses rites et sa discipline. Elle est un métier, dont il faut qu’on possède les outils et le tour de main. Elle est une corporation, où il y a des maîtres et des apprentis : les ouvriers infidèles seront chassés. Elle est un culte et une dévotion.

L’intrus a bientôt gâché sa besogne. Et qu’importe ? Mais il détériore les instrumens dont il se sert avec négligence, avec maladresse.

Ce sont des instrumens admirables et fragiles, d’une précision parfaite et qu’on fausse très facilement : les mois.


Il me semble que la critique doit, avant tout, veiller sur le vocabulaire. Si la littérature est un jeu, les critiques, je les compare à ces modestes gardiens qui, le soir et la partie achevée, rangent les raquettes et les balles, les soignent et, souvent, les raccommodent : qu’ils admonestent les joueurs imprudens, les forcenés, et puis ceux-là qui, pour étonner l’assistance, ont tenté des coups dangereux, au risque de tout casser.

Or, aujourd’hui, les variétés de ces mauvais joueurs se sont multipliées. Si l’on casse tout, le jeu sera fini. L’on a laissé entrer dans la partie, sans précaution, des passans. Et plusieurs, qui ne savaient rien, avaient pourtant des grâces aguichantes. Leur exemple fut assez pernicieux. Principalement, cette multitude faisait rage.

Un écrivain que la critique estimera est d’abord, — et l’on rougit d’avoir à l’affirmer, — un homme averti de la signification des mots qu’il emploie. J’entends : leur signification vraie et profonde, ancienne, et qui tient à leurs origines, et qui tient aussi à leur histoire. Un mot qu’on prend ainsi est beau de toute la pensée humaine qui se posa sur les objets et qu’il éveille comme par l’effet d’une magie. Un mot qu’on détache de son passé n’est rien, qu’une étiquette insignifiante. Il faut respecter les mots, les toucher avec soin ; il faut avoir peur de les contrarier, de les pervertir et, en les coupant de leurs racines, il faut craindre de les tuer.

Les mots ne dépendent pas de nous. Ils ont, en dehors de nous, leur existence. Et nous pouvons les meurtrir, non les modifier. Un écrivain qui a blessé les mots est coupable dans son métier : haro sur le brutal !

Mais on dit que les idées nouvelles ont besoin d’un vocabulaire