Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 11.djvu/704

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

non par un tyran, mais par le goût public, si sûr de lui et si bien florissant.

Aujourd’hui, c’est l’anarchie. Elle résulte, assez naturellement, d’une production surabondante. Maintes personnes qui, jadis, auraient lu écrivent désormais. Je me souviens d’un petit pays, au nord du Cotentin, où le sol est si caillouteux qu’on ne le cultive pas. Alors, les habitans de ce pays sont tous, et au même titre, débitans. La seule rue de leur village est bordée, à droite et à gauche, de leurs comptoirs, de leurs bouteilles de vins et liqueurs. A qui débitent-ils ? Apparemment, ils débitent entre eux, n’ayant pas d’autre clientèle que leurs émules. C’est un peu la situation paradoxale de nos littérateurs.

Je ne dis pas que nous ayons trop d’écrivains ; mais trop de gens écrivent. De là, une terrible confusion.

Le public s’est mis à écrire. Ainsi le public a disparu. Et, le goût public, où serait-il ?

L’intrusion des littératures étrangères a compliqué encore le désordre. Nous avons subi des crises de philosophie allemande, de lyrisme italien, de symbolisme Scandinave et d’évangélisme russe. La secousse dure encore. On objectera que, durant toute son histoire, notre littérature s’est montrée curieuse de la pensée étrangère, accueillante pour elle, cela dès l’origine, et puis à la Renaissance, et voire au grand siècle. C’est la vérité. Mais l’aventure hasardeuse qui n’altère pas un organisme bien portant, qui même peut, en le divertissant, lui profiter, nuit à un organisme troublé. Or, la littérature française était au moins troublée quand survinrent les crises russe, scandinave, italienne et allemande.

Une autre cause de tribulations, pour l’art, c’est, à présent, l’extraordinaire profusion des idées. Il en vient de partout : il en vient des sciences, de leurs recherches multipliées, de leurs hypothèses capricieuses, de leurs tentatives, de leurs échecs et de leurs victoires ; il en vient de la foule de ces systèmes positivistes ou mystiques qui ont tant l’air de liquider le vieil esprit métaphysicien ; il en vient de la politique et de la sociologie, sa sœur turbulente ; il en vient des sages, et il en vient des énergumènes, et il en vient des imbéciles, qui certes ne les ont pas inventées, mais qui les ont détériorées. Il y en a de belles et de laides ; il y en a de toutes sortes. Elles ne ressemblent pas à des colombes qui font leurs rondes dans le ciel et retournent au colombier ; plutôt, elles ressembleraient à des vols d’oiseaux éperdus, plusieurs blessés, et qui s’abattent sur le sol, en multitude. On n’a, somme toute, qu’à les ramasser.