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viennent en cet endroit puiser de l’eau dans leurs calebasses, et de paisibles vaches à bosse y viennent s’abreuver.

Religieusement, j’accomplis comme un rite en plongeant mes mains dans le fleuve sacré, qui est ici à son berceau. Les gouttes d’eau tombant de mes doigts mettront plusieurs mois à accomplir le voyage immense au bout duquel elles iront mourir dans les flots bleus de la Méditerranée. La présence de quelques noirs, hommes d’une autre race et d’une autre langue, accentue encore mon impression d’isolement. Voici qu’ils s’éloignent après avoir pris leur provision d’eau. Et je n’entends plus que le cri d’un berger qui ramène ses troupeaux. Alors je me vois bien seul, tout à fait seul, et je me sens loin, bien loin, dans cette mystérieuse vallée que si peu de blancs ont vue, où naît le fleuve géant qui s’en va féconder, à mille lieues de là, la terre des Pharaons. Par un de ces sauts d’idée fréquens dans les solitaires rêveries, je songe à ceux que j’ai laissés si tristes à mon foyer, et j’éprouve ce sentiment poignant d’exil et de dépaysement, d’un si âpre mélancolie, qu’ont éprouvé tous ceux qui se sont vus seuls dans un coin perdu de l’Afrique centrale.

Et pourtant, je me trouve devant un des plus beaux paysages qui soient au monde. En remontant sur le haut plateau, je ne me lasse pas de contempler le ravissant tableau qu’offrent les premiers méandres du Nil, et je ne puis détacher les regards de cette succession de rapides, de cette suite d’îlôts qui émergent comme des bouquets de verdure, et surtout de cette longue chaîne de collines couvertes de luxuriantes forêts qui se déploient à perte de vue vers le Nord, dans la direction de l’antique terre d’Egypte qu’on devine là-bas très belle, mais lointaine, prodigieusement lointaine.


JULES LECLERCQ.