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Sybil donna contre des rochers à fleur d’eau et fut fort endommagé. Par prudence donc, nous avons passé la nuit à l’ancre. Comme il y avait à bord plus de passagers que de cabines, j’ai dû en partager une, fort étroite, avec le docteur Nariman. un Parsi qui a fait ses études de médecine à l’Université de Bombay, et dont l’éducation et l’érudition ne le cèdent pas à celles d’un médecin européen. Mais c’est un Parsi, et j’ai appris par la suite que pas un Anglais n’eût consenti à coucher dans la même cabine qu’un homme de couleur, fût-il même de cette caste supérieure des Parsis dont les corps, après la mort, sont exposés aux vautours de la sinistre Tour du Silence. Ils veulent bien accepter les Hindous comme colons, ils ne les admettent pas dans leurs relations sociales. Ce préjugé de race des Anglais contre les Hindous est aussi profond que celui des Américains contre les noirs.

Après une détestable nuit passée sous l’étouffante moustiquaire, je monte sur le pont à l’aube, au moment où le bateau lève l’ancre. Nous sommes sous la ligne équinoxiale, où le soleil se lève tous les jours de l’année exactement à six heures. Je le vois surgir dans toute sa splendeur équatoriale derrière un groupe d’iles basses. C’est d’abord un tout petit point d’or qui perce les nuages et qui grandit, qui rougit et devient un disque énorme projetant une traînée de pourpre sur le flot grand comme une mer.

Et, comme la mer, ce flot est changeant et capricieux. Le soleil s’est levé sur un lac paisible, et voici que, en moins d’une minute, l’horizon s’assombrit, le ciel devient tout noir, un vent frais.se lève, les eaux s’agitent, et, de calmes qu’elles étaient tout à l’heure, elles deviennent subitement furieuses, montent menaçantes, se hérissent d’écume blanche, et bientôt c’est la houle d’une mer démontée, c’est la grande bataille des vagues. Le Clement-Hill est secoué comme une coquille de noix, d’énormes paquets d’eau s’abattent sur le pont, c’est une de ces tempêtes qui font du Nyanza le lac le plus méchant du globe. La plupart des passagers payent tribut au mal de mer, entre autres une Anglaise dont l’âge est une énigme, et qui a parcouru tous les pays du monde depuis le temps lointain où elle subit dans Paris les horreurs du siège et de la Commune.

En dépit de la tempête, le Clement-Hill poursuit sa route, et comme nous nous rapprochons de la cote, je commence à