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l’Afrique centrale, les plus sévères de mœurs, les plus stricts dans l’observation des lois de la pudeur. D’où l’on peut conclure que l’impudeur est un produit de notre prétendue civilisation. Aussi faut-il déplorer que, comme le constatait déjà le duc des Abruzzes lorsqu’il visita ces parages, ces mœurs aillent disparaissant rapidement devant cette trop envahissante civilisation, qui fera du monde entier un pays identique et uniformément monotone. Que ceux qui veulent voir le marché de Kisoumou dans son aspect pittoresque se hâtent ! Ce marché, qui se tient à ciel ouvert, offre encore les mêmes scènes qu’ont pu observer les premiers explorateurs de l’Afrique centrale. Les noirs forment des groupes curieux autour des vendeurs de bananes, de riz, de patates douces et de poissons du Nyanza, accroupis sur le sol auprès de leurs paniers et fumant de petites pipes. Le costume des hommes se réduit à des anneaux de métal aux bras et à la cheville, celui des jeunes filles à des colliers de perles et de verre ; seules les femmes mariées portent une étoffe autour des reins. Les chefs sont armés de leurs lances et de leurs boucliers et ont la coiffure ornée de magnifiques plumes d’autruche et de dents d’hippopotame. La démarche des hommes et des femmes, pleine d’harmonieuse aisance, est due à leur habitude de n’être pas serrés dans des vêtemens étroits. Avec quel gracieux dandinement, avec quelle élasticité féline les femmes se retournent, dès qu’elles se doutent qu’un noir ou un blanc marchant sur leurs pas les observe !

La campagne autour de Kisoumou n’a rien qui réponde à l’idée qu’on peut se faire de l’Afrique équatoriale. À cause du déboisement nécessité par la maladie du sommeil, le pays est aussi nu que ses habitans, et les Bagandas sont parfaitement justifiés de l’appeler « le pays de la nudité. » En fait de végétation arborescente, il n’y a guère que les euphorbes géans : arbres rigides et sans feuilles, armés d’épines empoisonnées. Un autre arbre, non moins singulier, est connu vulgairement sous le nom d’arbre à saucisses, parce qu’il porte des calebasses de cette forme bizarre. Ses branches servent de perchoirs à de grands oiseaux pêcheurs dont la taille atteint presque celle des aigles.

J’ai suivi, par un soleil d’enfer, une de ces belles routes rouges construites par les forçats, qui sillonnent toute l’Afrique orientale. Les Kavirondos que j’y rencontrais cheminant tout nus me saluaient tous d’un énergique « yambo ! »