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IV

Trois semaines après avoir touché au dernier port d’Europe, j’aborde à ce mystérieux lac Victoria dont la découverte me passionnait quand, tout petit, je lisais les livres des héros de l’épopée africaine. Et je vois s’accomplir un de ces rêves d’enfance qu’il m’a été donné de réaliser l’un après l’autre, le fleuve Bleu et la Grande Muraille ; l’Oxus et le lac Baïkal, Ceylan et Java, les Indes et le Japon.

Et pourtant, le dirai-je ? je n’éprouve pas l’émotion attendue. Peut-être ai-je trop tardé. Peut-être suis-je arrivé à ce tournant de la vie du voyageur où rien ne l’émeut plus parce qu’il a trop vu de spectacles qui émeuvent. Peut-être encore est-ce que le premier aspect du Nyanza, quand on l’aborde à Kisoumou, est plutôt une déception. Ce n’est point la nappe bleue d’un océan d’eau douce que l’on voit, c’est l’extrémité de ce long bras du Nyanza qui s’appelle le golfe de Kavirondo. Et comme ce golfe est la partie la moins profonde du lac, les eaux, au lieu de cette magnifique teinte des grandes masses liquides, ont une vilaine nuance terreuse et sale qui suffit à elle seule pour refroidir l’enthousiasme.

Kisoumou n’en est pas moins le port le plus important du lac Victoria. Malheureusement, le climat est déprimant, et, ce qui est pis, les eaux de la rade sont trop basses pour se renouveler, et les immondices, en s’y accumulant, ne contribuent pas peu à la fâcheuse réputation d’insalubrité d’un port qui, à raison de son altitude, semblerait devoir jouir d’un air pur. Le niveau actuel du lac Victoria se trouve, en effet, à l’altitude de 1133 mètres au-dessus du niveau de la mer, en sorte qu’on peut dire que Kisoumou possède le plus élevé de tous les arsenaux maritimes du monde. Un phénomène d’ailleurs semble devoir amener la décadence inévitable d’un port sur lequel on avait fondé de grandes espérances. On a observé que le niveau du lac diminue d’année en année, de sorte que le jour n’est pas éloigné où le port de Kisoumou ne pourra plus recevoir les navires d’un fort tonnage. Le seul moyen d’éviter cette fâcheuse éventualité serait d’exhausser les eaux du golfe de Kavirondo en construisant un barrage à l’endroit où le Nil sort du lac. Sinon, il faudra abandonner Kisoumou et prolonger