Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 11.djvu/675

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sorgho, et les plantations de caoutchouc. Les arbres à caoutchouc, de l’espèce peira, sont disposés en lignes régulières, comme des caféiers : on les saigne tous les trois ans. Sous les tiges de mais les indigènes cultivent la patate douce. C’est ici que se montrent les premiers euphorbes arborescens qui croissent souvent au cœur d’un autre arbre, et qui atteignent des dimensions monstrueuses, affectant la forme de gigantesques chandeliers : ils distillent un suc laiteux, acre et caustique, qui est un poison très redouté des indigènes, car une goutte suffit à causer la perte de l’œil.

On entre ensuite dans la brousse, une brousse clairsemée. Et c’est la mélancolie d’un paysage du département des Landes. Dans ces immenses plaines, depuis longtemps je cherche à l’horizon une montagne qui a fasciné mon œil sur la carte d’Afrique. Vers cinq heures du soir, je la découvre enfin dans un prodigieux éloignement, avec son double cône émergeant d’une mer de nuages, entre une zone de cumulus et une bande de cirrus. C’est la plus haute montagne de l’Afrique, c’est l’auguste Kilimandjaro. La cime neigeuse du volcan s’élève à plus de six mille mètres et dépasse de près de neuf cents mètres le pic Marguerite, point culminant du Ruwenzori dont le duc des Abruzzes fit l’ascension en 1906. Son superbe isolement lui donne une majesté incomparable. Elle est comme perdue dans l’espace, et elle plane si haut qu’elle semble ne plus appartenir à la terre. A mesure que le soleil descend à l’horizon, elle apparaît de plus en plus distincte et découpe ses lignes fines et nettes sur un ciel d’or rouge embrasé de lueurs d’incendie. A six heures du soir, la mer de nuages s’est presque dissipée, et la montagne, sur laquelle planent encore de légers cumulus roses et diaphanes, se déploie dans toute sa grandeur. Ses deux cônes volcaniques, que sépare un large col, rappellent étrangement les deux cônes classiques du vieux mont biblique de l’Ararat, sauf que la cime du cône le plus élevé affecte la forme tabulaire qui caractérise les montagnes de l’Afrique depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu’à l’Equateur. Au coucher du soleil, le Kilimandjaro, devenu d’améthyste, est d’une indicible magnificence. Par une singulière illusion d’optique, le géant semble tout proche, bien qu’il soit à près de deux cents kilomètres de distance. A peine se sont éteintes les dernières lueurs du couchant, que le ciel se fait obscur. C’est si soudain