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nombre croissant de travailleurs ? Pour le savoir, il convient d’étudier le passé, car la réduction de la main-d’œuvre rurale n’est pas un fait nouveau.

On l’a signalée depuis longtemps. Dans l’enquête agricole décennale de 1882, M. Tisserand insistait sur l’importance de ce mouvement. « Les deux millions de journaliers relevés en 1862 sont tombés, disait-il, à 1 480 000 ; c’est une diminution de 520 000, et de 443 000, si l’on tient compte de l’Alsace-Lorraine. Ce mouvement de diminution est très général, car il s’accuse dans soixante et onze départemens. Pour les domestiques de ferme, on constate une diminution de 141 000 réduite à 104 000, déduction faite des salariés de cette catégorie qui existaient dans les provinces annexées. Dans quarante-sept départemens, le nombre des domestiques a fléchi[1]. » Le phénomène observé aujourd’hui a donc été constaté il y a trente ans. Cependant M. Tisserand n’hésitait pas à dire :

« La diminution de la population de la campagne, toute grave qu’elle soit, n’est cependant pas arrivée à un point tel qu’elle puisse être envisagée comme un péril. La main-d’œuvre, quoi qu’on prétende, est encore relativement et largement suffisante dans les fermes, surtout depuis le développement de l’outillage agricole. La diminution actuelle n’est donc pas encore un mal ; elle oblige l’agriculteur à mieux utiliser les bras, à diminuer ses frais de main-d’œuvre ; elle conduit à l’emploi de l’outillage perfectionné, tout en permettant de donner de meilleurs salaires ; en un mot, elle force à mieux cultiver. Le laboureur devient de son côté plus actif et son intelligence se développe pour la conduite des machines et pour les travaux qu’il est obligé de mieux soigner, en même temps que son bien-être augmente ; l’ouvrier rural voit ainsi sa condition s’élever au point de vue matériel et intellectuel, et c’est là un résultat auquel on ne peut qu’applaudir.

« Quant au chef d’exploitation, si, faute de surabondance de travailleurs, il est forcé de déployer plus d’activité, d’organiser son travail avec plus d’intelligence, de façon à suffire à tous les besoins, en développant par suite la puissance productive de l’ouvrier, il y trouve également son compte. Les 500 000 journaliers et domestiques qui, défalcation faite de l’Alsace-Lorraine,

  1. Enquête agricole de 1882. Introduction, p. 313, 1 vol., Berger-Levrault, 1887.