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style héroïque[1] ? Des notes graves et extraordinairement riches s’harmonisent sur une trame d’or et vibrent en accords prolongés. Merveilleux plain-chant pictural qui engendrera les plus subtiles mélodies de la peinture chrétienne...

Rien n’autorise le maintien au catalogue de Jean de la Tête de Christ du musée de Bruges, réplique sans doute (comme les saintes Faces semblables de Munich et de Berlin) d’une œuvre perdue du maitre ou de son frère Hubert. Avec le portrait de la Femme du Peintre (1439) nous remontons aux sommets de l’art « eyckien. » Ce chef-d’œuvre appartenait autrefois à la corporation des Peintres et Selliers et décorait la chapelle de cette gilde, bâtie en 1452 et devenue la chapelle des sœurs ligouristes. Un portrait perdu de Jean van Eyck servait de pendant à celui de sa femme. Ce dernier fut trouvé au marché aux poissons de Bruges en 1808 par M. Pierre van Lede qui en fit don au Musée. La femme de Jean van Eyck s’appelait Marguerite ; elle jouissait d’une rente viagère de 2 livres de gros par an sur la ville de Bruges, rente probablement acquise par son père et qu’elle risqua durant son veuvage dans une loterie tirée en février 1446. Tels sont les maigres renseignemens recueillis sur cette jeune femme blonde en laquelle le bon Bouchot a vu une bourgeoise pincée, désagréable, hautaine, monacale, embéguinée. Et l’impétueux critique plaignait le maitre... Cette épouse aux traits réguliers et fins, au front énergique, sut inspirer un chef-d’œuvre suprême à son mari. C’est avec orgueil j’imagine que Jean van Eyck dédia ce merveilleux ex-voto à sa jeune compagne ; c’est avec une légitime fierté qu’il y pouvait inscrire sa devise : Als ik Kan, comme je puis, — aussi bien qu’il m’est possible.

N’est-il pas permis aussi de parler de la « paisible objectivité » de Jean van Eyck, comme de celle des imagiers gothiques ? Quel maitre fut plus religieusement absorbé par les joies sublimes de son art ? Quel peintre comprit mieux la poésie des oratoires gothiques et créa pour les orner de plus précieux retables ? La splendeur héroïque de son réalisme le désigne comme le poète épique de la Flandre bourguignonne ; et le cadre idéal de sa Madone van der Paele, c’est une Bruges orgueilleuse de son or, toute vibrante encore de ses combats de légendes.

  1. Nous l’avons fait longuement dans notre Renaissance septentrionale. Van Oest, Bruxelles.