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même tradition ; on surprend dans sa peinture les indices malhabiles et touchans d’un art nouveau. Du Christ en croix placé au centre, trois petits anges noircis par les siècles recueillent dans des calices le sang qui s’échappe des mains et du côté. La Vierge s’évanouit dans les bras des Saintes Femmes ; en pendant, un centurion, que l’on peut prendre pour un soudard du temps, vaguement costumé à la romaine, est escorté de trois personnages plus ou moins orientaux. Aux extrémités de la composition dans de petites niches qui voudraient être des palais romans, se tiennent sainte Barbe et sainte Catherine. Le fond du retable est d’or gaufré ; les figures sont peintes à la détrempe ; de petites cernures noirâtres accentuent par endroits les contours et sont assez visibles autour des doigts. Un restaurateur, — je ne sais quand, — s’est malencontreusement servi de l’huile pour retoucher la tête, la robe et le manteau bleus de la Vierge, la tête de sainte Catherine. Le retable doit avoir été exécuté vers 1370, et l’auteur participe à ce grand mouvement cosmopolite de la fin du XIVe siècle qui, chez les septentrionaux, mélange timidement des accens autochtones à des emprunts italiens et à des réminiscences du gothique français. Le charme tout siennois des deux saintes du retable des Tanneurs se perpétuera dans l’art brugeois et brillera chez les princesses mystiques de Memlinc. A-t-on jamais songé à la ressemblance qu’une égale ardeur de civisme, de luxe, de foi, confère à Sienne et à Bruges ?


Le XVe siècle brugeois est un diptyque aux contrastes cruels. La richesse des marchands Espaingeulx, Portigalois, Bretons ; les vastes opérations de crédit des Portinari, des Guidetti ; la supériorité de Bruges sur tous les comptoirs d’argent de l’Europe occidentale ; les caraques et galées encombrant les bassins maritimes ; le luxe des colonies étrangères ; les draps d’or et de soie, les tableaux vivans, les cortèges éblouissans des visites princières et des noces ducales : c’est le premier aspect. L’ensablement du havre brugeois ; le Zwin ; la décadence rapide du commerce hanséatique ; l’exode des marchands qui, vers 1450, se repairaient encore en foule dans la ville ; l’abandon à la fin du XVe siècle de quatre à cinq mille maisons signalées comme « vagues, closes et venans en ruyne ; » l’avènement de la prospérité anversoise : c’est l’autre aspect. La mâle puissance des