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qui ont tous suivi le Roi à pied pendant son triste voyage, deux sont devenus fous de désespoir et l’un d’eux s’est donne la mort. Cette brave troupe s’est rangée sur la plage lorsque le Roi et sa fille sont montés dans le bâtiment qui devait à jamais les éloigner de la France. Ces hommes à grandes moustaches, qui paraissaient avoir un cœur de fer, pleuraient comme des enfans ; ils cassaient leurs armes, ils se jetaient par terre de rage et de désespoir. M. de Bauffremont m’a dit que jamais de sa vie il n’avait vu chose plus déchirante. Madame la Dauphine pleurait comme jamais on n’a vu verser des larmes à personne ; c’étaient des cris, des sanglots qui semblaient lui arracher le cœur. Elle exprima sa reconnaissance de la manière la plus affectueuse à tous ceux qui l’avaient accompagnée à Cherbourg, elle les embrassa et prit congé d’eux comme s’ils avaient été ses frères.

— Quoiqu’il arrive, je ne reverrai jamais plus la France.

Madame était bien plus furieuse qu’attendrie. Le Roi donna, en signe de sa reconnaissance à tous ceux de ses amis qui étaient présens à Cherbourg, l’ordre de Saint-Louis. Monsieur le Dauphin était tout à fait stupide, ne sachant que dire, que faire, au point que plusieurs personnes prétendent qu’il avait tout à fait perdu sa raison.

Chacun des membres de la famille royale fugitive veut s’établir ailleurs que les autres. Madame la Dauphine est pour la Saxe, le Dauphin pour le Danemark, Madame pour la Sicile et le Roi pour l’Ecosse ou Klagenfurt en Carinthie. Je ne conçois pas ce qui peut l’engager à s’établir dans la plus triste de toutes les villes que j’aie jamais vues.

La conduite de M. et Mme Sauton, maître d’hôtel et première femme de chambre de Madame, Duchesse de Berry, a été un prodige d’ingratitude. Elle les avait comblés de ses bontés, au point qu’on la soupçonna de protéger M. Sauton plus qu’elle ne le devait. Ce qui est sûr, c’est qu’il avait avec Madame un air qui m’a bien des fois étonné ; il lui répondait d’une manière fort insolente et il s’oubliait jusqu’à la gronder, à la brusquer, ce que la Duchesse, il est vrai, prenait fort mal ; mais cela n’empêchait pas qu’il ne fit la même chose le lendemain. Mme Sauton de même avait aussi toute la confiance de la Duchesse. C’était elle qui réglait les comptes, qui payait tout ; c’était une véritable puissance au château que la duchesse de Gontaut même