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Dieppe, 28 juillet. — Nous venons de recevoir de Paris la nouvelle que la Chambre des députés est dissoute, avant de s’être réunie. Les journaux sont supprimés, il n’y a donc plus de licence de la presse ! La loi d’élection est changée. Voilà des événemens qui bouleversent tous les calculs des libéraux. Cependant, le remède est trop fort, il me semble, pour ne pas laisser craindre une forte crise ; enfin, pour sauver tout le corps, quelques membres doivent souffrir.

M. de Chateaubriand, qui arrive en ce moment de Paris, ne savait encore rien de la grande nouvelle, tant on a tenu cette mesure secrète. On devine sa stupéfaction ; encore un peu et il aurait eu une attaque d’apoplexie ; il s’apprête à aller rejoindre ses chers amis consternés. Je ne doute point qu’il n’y aille autrement que pour agir.

Monsieur et la marquise de Crillon, tous les deux archi- libéraux, nous ont fait visite ce matin. Vous auriez dû voir leur figure longue de deux aunes. M. Anisson ne voit que révolution, que massacre partout où il se trouve.

— Il est triste pour moi, me disait-il, de voir recommencer des révolutions après en avoir vu pendant trente ans de ma vie ; je croyais finir mes jours en repos ; au lieu de cela, ne voilà-t-il pas que le gouvernement provoque lui-même des scènes sanglantes, et cela sans aucune raison ; jamais la France n’a été plus tranquille, plus heureuse qu’en ce moment ; jamais il n’y a eu plus de prospérité, plus d’aisance réelle. Eh bien ! de plein gré, si ce n’est pour soutenir M. de Polignac, on use de rigueur envers un peuple qui ne demande que le repos ?

— Vous croyez donc, lui demandâmes-nous, qu’il y aura des scènes sanglantes ?

— Indubitablement.

Nous fûmes interrompus dans notre conversation par le sous-préfet de Dieppe, qui s’efforçait de nous convaincre de ses sentimens royalistes ; cependant, cela ne partait pas du cœur, car lui aussi, ce me semble, penche un peu pour le libéralisme. M. de Crillon qui, pendant toute notre conversation, ne faisait autre chose que soupirer sans nous régaler de ses idées, profita de l’arrivée du sous-préfet pour s’esquiver.

Nous avons eu des nouvelles par une lettre de l’ambassadeur. La capitale, au moment où il écrivait, était dans la plus parfaite tranquillité. Cette lettre est datée du 26, à cinq heures du