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de Brooklyn semblent plus étroitement soudés les uns aux autres ; la base est presque cachée ; les plans s’effacent ; il reste une dentelure irrégulière, une bâtisse très haute, d’une richesse inusitée de mouvement, hérissée de minarets et d’aiguilles, et toute cette industrie a l’air d’une cathédrale maigre et qu’on n’aurait pas faite exprès. Le voile de brume se déchire, et ce ne sont plus que des maisons de rapport, bâties sur le modèle des piles de planches, auxquelles il faut laisser des jours, afin que l’air circule et que le bois ne pourrisse pas. Mais tout le charme ne s’en va pas, parce qu’il y a la couleur variée de ces façades, et leurs diverses lumières. Quelques-unes sont d’un grenat foncé, d’autres jaunes. J’observe à gauche la fusée magnifique d’un toit vert d’eau. La plus haute bâtisse est blanche, d’un blanc de nacre avec campanile rose ; elle mène le regard jusqu’aux nuages étendus sur la ville. Nous nous arrêtons, pendant que « la santé » monte à bord. Des journalistes croisent à tribord, sur un remorqueur, attendant l’autorisation d’embarquer sur la France. Le fort qui commande la rade a le pavillon à mi-mât, en signe de deuil, car les journaux, — déjà nous les lisons, — annoncent que plus de deux cents cadavres de passagers du Titanic viennent d’être retrouvés, flottant sur la mer. « La santé » apportait aussi les lettres. Parmi celles que je n’attendais pas, et qui m’émeuvent par leur âme vivante, l’une dit : « Cher monsieur René Bazin, nous avons appris que vous étiez à bord de la France, et cette nouvelle nous a comblées de joie. Nous sommes des religieuses chassées de France par la persécution ; nous aimons par devoir notre patrie d’adoption, mais nous ne pouvons oublier l’autre ! Tout ce qui nous vient d’elle nous fait l’effet d’un rayon de soleil. Vous nous trouverez peut-être indiscrètes, d’oser vous écrire ; cependant, si vous deviniez le plaisir que nous y trouvons, vous nous pardonneriez tout de suite. Nous n’osons pas vous demander de nous faire une petite visite, bien que nous ne soyons qu’à quelques heures de New-York. Acceptez du moins nos souhaits de bienvenue en Amérique… Vos compatriotes et vos bien respectueusement dévouées in Xto. » Hélas ! j’ai reçu plusieurs invitations de cette sorte, toutes signées de noms français, en diverses villes des États-Unis ou du Canada. Et je n’ai pas osé compter, de peur d’être trop triste.

Que cette apparition est loin de répondre aux descriptions qu’on m’avait faites des « gratte-ciel, » et mon émotion de res-