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de Charles Imbonati : c’était comme si nulle exagération ne lui eût paru suffisante pour convaincre les autres, — et pour se convaincre lui-même, — de la beauté morale de la conduite adoptée par sa mère.

Et semblablement on songe à tout ce que doit lui avoir valu de remords et de honte, dans la suite de sa vie, le souvenir de sa propre conduite vis-à-vis de son père. Ce père autrefois vénéré et aimé, — le meilleur des hommes, au demeurant, avec ses « travers » plus ou moins ridicules, — était mort le 18 mars 1807, après avoir dicté un testament par lequel il laissait à son cher Alexandre toute sa fortune : pardonnant au jeune homme la suprême et inoubliable douleur qu’il avait eue de son abandon, et le conjurant de « se rappeler, un jour, les saints principes dont il l’avait nourri. » Alexandre se trouvait alors en Italie, où il était venu, avec sa mère, remettre en état les domaines que leur avait légués Charles Imbonati ; et l’on ne saurait imaginer de quel ton froidement dédaigneux il avait annoncé à Fauriel la mort de son père, dans une lettre toute employée à de vains bavardages esthétiques et mondains. Après quoi le nom de Pierre Manzoni avait, de nouveau, entièrement disparu de la série de ses lettres, tout de même qu’avait sans doute disparu de son cœur l’image du vieux gentilhomme milanais vêtu selon la mode du siècle passé, coiffé d’un élégant bicorne sous lequel pendait une « queue » de cheveux blancs soigneusement tressés, et tenant à la main sa tabatière d’or. Mais un jour allait arriver où le fils de Julie Beccaria, désormais ramené aux « saints principes dont l’avait nourri l’éducation paternelle, » se rappellerait l’homme juste et bon qui, sur le seuil de la mort, n’avait eu de pensée que pour lui pardonner ; car c’était expressément en souvenir de son père, — par manière d’hommage solennel et de réparation, — que, le 21 juillet 1813, Alexandre Manzoni allait donner le nom de Pierre à son fils premier-né.


L’aventure de son mariage avait été, elle aussi, un symptôme bien caractéristique de l’espèce de « crise » morale qu’il avait traversée. Dans une lettre que je regrette de ne pouvoir pas traduire tout entière, au mois de février 1808, un jeune pasteur calviniste qui avait béni l’union du poète avec Henriette Blondel racontait à ses parens un trait curieux de la « sensibilité » de « la marquise Julie Beccaria. » Celle-ci, autrefois, s’était mise en tête de vaincre la répugnance de son fils à l’endroit du mariage.


Elle avait fait lire au jeune homme, — ou plutôt s’était fait lire par lui, — une idylle de Gessner qui dépeignait en de vives couleurs la félicité d’un