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d’une atmosphère d’irréligion plus épaisse encore, peut-être, et plus étouffante que celle qu’avait jadis respirée la génération des contemporains de Voltaire. Ses lettres de cette période nous le montrent débordant de mépris et de haine à l’endroit des dogmes, des traditions, du clergé catholiques. Et comme, par ailleurs, sous la double influence des goûts « cosmopolites » de sa mère et de l’enseignement des « idéologues, » l’amour idéal de l’ « humanité » n’avait pu manquer déjà d’amortir, dans son cœur, la flamme juvénile de son attachement à la terre natale, peu s’en fallait que tout son patriotisme se réduisit désormais à rechercher les moyens les plus sûrs qui auraient chance d’ « éclairer » le peuple italien, ou, en d’autres termes, de l’arracher au funeste pouvoir de la « superstition. » C’est avec une véritable angoisse, — et mêlée d’une fureur non moins ingénue, — qu’il déplorait l’infortune monstrueuse d’un de ses plus chers compagnons milanais, le comte Louis Arese, qui, sur son lit de mourant, s’était encore trouvé condamné « à avoir devant les yeux l’horrible figure d’un prêtre ! »

Il n’y a pas même jusqu’à l’exemplaire élévation native de ce cœur du futur auteur des Fiancés dont nous n’ayons l’impression qu’elle fléchissait peu à peu, ou tout au moins se déformait, en conséquence de la brusque transplantation du poète dans un milieu intellectuel et moral le moins fait du monde pour lui convenir. Nous sentons qu’un cœur tel que celui-là ne possédait décidément ni les qualités essentielles, ni l’éducation qui lui auraient été nécessaires pour s’accommoder de circonstances extérieures aussi anormales que celles qui résultaient, notamment, de la situation sociale de Mme Manzoni. Alors qu’un Fauriel, par exemple, réussissait, sans l’ombre d’effort, à conserver son calme et sa pureté d’âme, tout en continuant de partager l’existence d’une femme à laquelle ne le joignait aucun lien légal, — d’une femme noble et riche, et plus âgée que lui de près de dix ans, — toutes les paroles aussi bien que tous les actes de Manzoni nous laissent deviner chez lui une sorte de gêne inconsciente et cachée, un sourd malaise énergiquement réprimé, mais assez fort pour que nous soyons tentés de lui attribuer l’origine de la longue et douloureuse affection nerveuse qui viendra bien tôt l’accabler. Trop évidemment il tâchait à faire taire en soi des scrupules importuns. Il s’obstinait, avec une tension incessante de tout son être, à approuver et à admirer un ensemble de choses qui, au fond, lui déplaisaient. Par là seulement s’explique, me semble-t-il, son insistance singulière, et quasi provocante, à célébrer la mémoire