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années. Désespérée de cette mort de son compagnon, Mme Manzoni s'était ressouvenue de son fils Alexandre, âgé d'environ vingt ans, qui toujours jusqu'alors était resté à Milan, auprès de son père. Et le jeune garçon, sur son appel, s'était empressé d'accourir à Paris, trop heureux de pouvoir secouer, pour un moment, le poids de la sévère discipline paternelle ; et bientôt la tendre pitié qu'il avait d'abord ressentie à l'égard de sa mère s'était changée, dans ce cœur d'enfant naïf et romanesque, en une affection, une vénération, un culte passionnés, de telle sorte que le fils de Julie Beccaria avait commencé dorénavant, lui aussi, à détester son père, en même temps qu'il s'était épris d'une admiration enthousiaste pour la mémoire de l'amant de sa mère. Non seulement il avait jugé bon que « sa Julie » acceptât l'héritage de la grosse fortune du défunt, et témoigné encore de bien d'autres façons son approbation respectueuse de toute la conduite passée de l'épouse infidèle ; ce poème, sur le titre duquel il craignait que les imprimeurs milanais n'omissent de joindre à son nom familial le nom de Beccaria, ce poème qu'il avait composé avec une fiévreuse ardeur durant les premiers mois de son séjour à Paris se trouvait être une espèce de grande ode funèbre, consacrée par lui à la glorification de l'homme qui avait, autrefois, publiquement attristé et déshonoré son foyer paternel. « Sur la mort de Charles Imbonati, poème, par Alexandre Manzoni-Beccaria, dédié par l'auteur à sa mère Julie Beccaria : » ainsi s'appelait cet étrange morceau, tout rempli en vérité d'émouvantes images, et destiné à inaugurer brillamment la fortune littéraire du plus illustre des écrivains italiens du XIXe siècle.


A Paris, lorsqu'elle s'y était naguère fixée en compagnie de son amant, Mme Manzoni était devenue l'amie et confidente de la célèbre Mme de Condorcet, dont la liaison « irrégulière » avec le jeune érudit Claude Fauriel n'était pas sans ressembler un peu à ses propres relations avec Imbonati. Si bien que notre poète milanais, dès son arrivée, avait été accueilli dans [l'intimité de ce couple éminemment « philosophique ; » et tout de suite aussi la connaissance du médecin Cabanis, beau-frère de Mme de Condorcet, lui avait permis d'entrer en contact familier avec les Morellet, les Daunou, et les Ginguené, le groupe entier des derniers représentans de l'ancien esprit « encyclopédiste. » Accoutumé de bonne heure à ne pas prendre trop au sérieux les croyances religieuses que lui avaient imposées son père et les pieux maîtres de son enfance, quelques mois de libres entretiens avec ses nouveaux amis lui avaient suffi pour s'imprégner très profondément