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pas du tout Beccaria. Son nom véritable était Alexandre Manzoni, et c'était seulement depuis sa récente arrivée à Paris qu'il s'était avisé de joindre au nom paternel, qu'il avait toujours porté jusque-là, un autre nom plus fameux, qui avait été jadis celui de sa mère. « Veille bien à ce que les imprimeurs n'omettent pas, sur la première page, de compléter mon nom par ce Beccaria, qui est pour moi un titre de gloire ! » 'écrivait-il à un ami qu'il avait chargé de la publication, à Milan, d'un de ses poèmes. Et peut-être, en effet, éprouvait-il un certain orgueil à pouvoir rappeler de cette manière son étroite parenté avec l'un des plus célèbres écrivains du siècle précédent, — ce marquis César Beccaria, son grand-père maternel, dont le hardi traité des Délits et des Peines avait obtenu, dans l'Europe entière, un succès presque comparable à celui du Dictionnaire Philosophique ou du Contrat social. Mais surtout, un tel allongement de son nom devait avoir, aux yeux du jeune poète italien, une double portée personnelle d'ordre plus intime. Il devait signifier, en premier lieu, que le fils du gentilhomme catholique Pierre Manzoni, tout de même qu'il était avec cela le descendant direct de l'un des chefs du mouvement « philosophique » du XVIIIe siècle, se considérait aussi, désormais, comme l'héritier des idées et des sentimens de son illustre grand-père maternel ; après avoir appartenu depuis l'enfance, par ses origines et son éducation, à l'aristocratie la plus « conservatrice » de sa ville natale, l'ancien élève des Pères Somasques de Milan affirmait son intention de rompre décidément tous liens avec son passé, pour s'affilier à l'école de « libres-penseurs » républicains formée naguère sous l'influence de César Beccaria. Et en second lieu, plus expressément encore, le jeune homme voulait proclamer que, non content de renier les opinions politiques et religieuses de son père, il reniait également, pour ainsi dire, jusqu'à sa parenté avec celui-ci. Faute de pouvoir, — comme le lui conseillait le « transcendant » Le Brun, — abandonner entièrement le nom d'un père qu'il s'était mis à haïr, il espérait que du moins l'accouplement à ce nom de celui de Beccaria ferait connaître à tous sa résolution solennelle de n'avoir plus rien de commun avec les Manzoni.

Car tout le monde, dans son pays, savait que sa mère, au printemps de l'année 1797, s'était définitivement séparée de son mari ; après quoi, ayant repris son nom de Julie Beccaria, elle avait associé sa vie à celle d'un autre gentilhomme milanais, le comte Charles Imbonati, avait accompagné son amant dans ses longs voyages à travers l'Europe, et venait de le voir mourir dans ses bras, le 15 mars 1805, à Paris, où le couple « illégitime » s'était fixé à demeure depuis quelques