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J’en dirais presque autant du livre lui-même. Le titre n’annonce que la biographie de trois aimables femmes : c’est, en réalité, une étude sur Chateaubriand, la moins pédantesque qui soit, mais aussi l’une des plus pénétrantes. Car c’est lui qu’on retrouve à chaque page de ce livre consacré à ses adoratrices, lui partout, lui toujours, avec le débordement de sa personnalité, son égoïsme, sa vanité, son ennui, son besoin de divertissement. Or, n’est-ce pas par sa sensibilité qu’il a agi sur son temps, et exercé sur la littérature une influence qui dure encore ? Les hommes du XVIIe siècle subordonnaient la sensibilité aux autres facultés. Nous tout au rebours. Mais cette sensibilité que nous portons en nous et dont nous faisons la maîtresse de notre esprit, c’est la sensibilité même de Chateaubriand, inquiète, tourmentée, insatiable. Car il fut un des plus grands artistes qu’il y ait eu dans l’histoire de notre littérature. Et c’est à quoi il faut toujours revenir.

Ai-je dessiné, comme je l’aurais voulu, la complexe et délicate physionomie de l’écrivain qu’est M. André Beaunier ? Il a d’abord, et contrairement à tant d’autres qui se disent littérateurs, un amour passionné de la littérature, qu’il aime pour elle-même, et non pour la mettre au service de théories philosophiques, politiques ou sociologiques. Formé à la meilleure discipline classique, il a la sûreté de goût du lettré qui a vécu dans la familiarité des grands maîtres d’autrefois. D’ailleurs nulle étroitesse. Son attachement à la tradition lui est une sécurité et lui permet de se montrer accueillant à celles des nouveautés qui ne risquent pas de bouleverser, sous couleur de progrès, la suite de notre histoire littéraire. A une intelligence très ouverte il joint une sensibilité qui volontiers se voile d’ironie. Il a, par-dessus tout, le sens de la mesure et des nuances. Ce sera un régal pour les lecteurs de cette revue de trouver ici chaque mois une « Revue littéraire » où il aura mis toutes ses précieuses qualités, qui sont celles mêmes d’un fin et pénétrant critique. Pour moi, c’est une joie de remettre en des mains si expertes une plume j’ai tenue pendant près de vingt tans, — désireux maintenant de suivre, ici même, d’un peu plus près que je ne l’ai fait encore, le mouvement des théâtres, et de donner à mes études sur l’histoire de notre littérature une forme un peu différente.


RENE DOUMIC.