Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 11.djvu/458

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Elle aussi, Mme Récamier eut à souffrir pour n’avoir pas résisté au terrible séducteur. Son grand art, ce fut de transformer cet amour qui connut des orages en la plus durable et la plus tranquille amitié. Il est vrai qu’elle y était exercée par une longue pratique, et qu’elle avait l’habitude de ces métamorphoses. Tous ceux qui l’avaient approchée étaient devenus amoureux de sa beauté souriante et de son charme énigmatique ; elle avait changé en amis tous ces amoureux évincés. Mais cette fois elle avait affaire à l’âme la plus diverse, la plus agitée, la plus mobile. Comment, par quelle ingéniosité de tous les jours, réussit-elle à la fixer ? C’est son secret. Elle a ainsi ajouté un chapitre à l’histoire du cœur humain. Ou plutôt, les moralistes ont souvent fait l’éloge de l’amitié et celui plus paradoxal de la vieillesse, et leur optimisme nous laisse volontiers incrédules : ils n’ont rien dit qui n’ait trouvé sa confirmation éclatante et charmante dans la vieillesse de celle qui fut l’incomparable amie de Chateaubriand.

Pendant que Mme de Chateaubriand vieillit à l’Infirmerie Marie-Thérèse, et Juliette dans le salon bleu de l’Abbaye-au-Bois, Chateaubriand, qui approche de la soixantaine, reste jeune — incorrigiblement. Il a reçu à Rome la visite d’une femme de lettres, Hortense Allart, qui avait la plume et les mœurs faciles : la liaison se continue à Paris en parties fines et séances de cabinet particulier. Cette dernière aventure de René, — fût-ce la dernière ? — est affreusement déplaisante. Et quel portrait que celui de cette caillette pour compléter le triptyque où nous avons admiré la grâce souffrante d’une Mme de Beaumont et le sourire d’une Récamier ! Hortense Allart, qui avait été la maîtresse de Chateaubriand et de tant d’autres, le fut aussi, quelques jours, de Sainte-Beuve. Cela mène son biographe à établir entre la petite femme et le grand critique un parallèle un peu imprévu, mais amusant. « Évidemment Sainte-Beuve avait plus de talent et Hortense était plus jolie. Mais ils avaient à peu près l’un et l’autre la même méthode critique. Ou plutôt, Hortense est, à mes yeux, la caricature excellente de la critique littéraire telle que notre Sainte-Beuve la conçut, l’enfanta et la laissa grandir… Sainte-Beuve ne croyait pas que l’œuvre d’art valût par elle-même. Mais, psychologue, il la voulait expliquer par l’auteur. Alors il étudiait l’auteur. Ce fut sa méthode. Eh bien ! Hortense procéda de même. » Je cite le passage comme un exemple de cette forme vive, ingénieuse et légère, sous laquelle M. Beaunier aime à traduire des idées qui, la plupart du temps, nous sont présentées d’une façon moins riante.