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réveille ces histoires d’anciennes amours, y goûte un plaisir de perversité.

De ces trois amies de Chateaubriand, la plus touchante est cette Pauline de Beaumont autour de qui flotte la tristesse des destinées trop courtes et certainement abrégées par le chagrin. Au moment d’évoquer son image, et pour choisir les teintes qui conviennent, M. Beaunier songe à ces portraits qu’on trouve dans les vieux châteaux et qui nous montrent, auprès des durs et tragiques seigneurs, les visages infiniment mélancoliques des femmes. « Visages doux et pourtant énergiques, mais qui consacrent toute leur énergie tendue et volontaire à être doux, à ne paraître pas souffrir. Il faut les regarder longuement : alors on devine un peu de la douleur lente et patiente qu’ils résument. Et l’on aime cette fierté qui cache tant de chagrin, cet air guindé qui maîtrise tant de fine fantaisie, cette grâce vigoureuse qui est le symbole aimable de tant d’héroïsme. Quelles journées ont ainsi apaisé, immobilisé le sourire de ces lèvres ? » M. Beaunier a regardé longuement, avec une sympathie intelligente, ce fin visage de femme, et il a su dire en termes délicats ce qu’il a deviné de son secret.

On sait comment Chateaubriand rencontra Pauline de Beaumont : c’est Joubert qui les mit en relations. Ils avaient trente-deux ans, tous les deux. Ils passèrent leur lune de miel à Savigny-sur-Orge : Chateaubriand y acheva d’écrire son Génie du Christianisme et mêla agréablement les joies d’une liaison commençante à l’austérité du travail apologétique. Le lui a-t-on assez reproché ! Nous sommes devenus de farouches moralistes. M. Beaunier n’a pas cette intransigeance. Il n’est pas de ceux qui mettent en doute la sincérité de Chateaubriand. L’enchanteur s’enchantait lui-même et pleurait en écrivant. Et sans doute il eût manqué quelque chose à son livre, si cette jeune femme malade et aimante ne se fût pas penchée sur les pages commencées : il y manquerait cette poésie mélancolique qui est le plus subtil parfum du Génie du Christianisme.

Mme de Beaumont connut-elle l’infidélité de René ? Elle la soupçonna, pour le moins ; et, pour un cœur épris, la torture du soupçon vaut la souffrance de la certitude. Elle ne fit plus que languir : exténuée, à bout de forces, elle trouva dans son amour l’énergie qu’il fallut pour soutenir la fatigue d’un dernier voyage jusqu’à Rome, où elle vint mourir. Chateaubriand eut une vraie douleur. Il fut sincère, encore une fois, dans le regret que lui laissa la charmante femme. Sut-il jamais tout ce qu’il lui devait ?