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M. Beaunier le « secoue » plus rudement que jamais Brunetière ne secoua les ennemis de Bossuet. Et, en terminant, il jette un cri d’alarme destiné à être entendu et répété par tous ceux qui, aujourd’hui, déplorent la « crise du français. » Ce ne sont pas seulement les politiciens et les journalistes qui substituent à notre noble parler français leur innommable jargon ; nos poètes et nos prosateurs ne savent plus le sens des mots qu’ils emploient à tort et à travers ; ils usent et abusent du néologisme, sans se douter qu’un mot, pour entrer dans la littérature, a besoin d’un long stage dans la conversation familière ; ils bousculent la syntaxe, comme si elle dépendait d’eux. Il y a trop d’illettrés qui écrivent, ou de demi-lettrés : les primaires sont en marche. Un critique fait une œuvre utile, — celle qui s’impose à l’heure actuelle, — en travaillant à leur barrer la route, et soutenant contre eux le combat pour ce que M. André Beaunier appelle « la défense française. »

J’arrive au meilleur livre qu’ait écrit M. André Beaunier, au plus charmant, au plus complet aussi, où toutes ses qualités ont trouvé leur emploi et se mêlent dans le plus harmonieux ensemble : Trois amies de Chateaubriand. Il porte tout à fait la marque aujourd’hui et répond bien à cette curiosité que nous avons pour l’intimité la plus secrète des grands artistes. Cela même ajoute à l’agrément du livre un attrait des plus piquans, car, en l’écrivant, l’auteur éprouvait un scrupule à l’écrire et se reprochait le plaisir qu’il y a pris et qu’il nous donne. M. Beaunier est d’avis que l’œuvre d’art doit se suffire à elle-même, qu’on la gâte en nous dévoilant l’anecdote qui en fut l’occasion, que la personnalité de l’artiste s’efface et disparaît derrière elle… Oui, en principe et d’une façon générale ; mais il y a des cas particuliers, et Chateaubriand en est un, et probablement le plus magnifique. Parler de son œuvre sans parler de lui, c’est impossible ; au lieu de se placer derrière son œuvre, il s’est mis devant elle : comment le négliger ? Il est vrai aussi qu’il y a bien de l’indiscrétion dans cette manie que nous avons de fouiller les vieux tiroirs où sont ensevelis les billets d’amour du temps passé. Nous devrions nous interdire de violer le secret qu’enferment et que ne peuvent plus défendre ces reliques des pauvres morts… Sans doute, mais quand il s’agit de ces grands personnages qui ont » vécu pour le public et en public, l’indiscrétion est moins choquante ; et peut-être ne leur aurait-elle pas déplu ; et enfin, et surtout, cela est si tentant ! La tentation a été la plus forte. La Napolitaine qui savourait un sorbet, eût souhaité, pour y prendre plus de plaisir, que ce fût un péché. La critique, quand elle