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même terriblement exceptionnelle, l’histoire de ce Michel Bedée, savant de génie, qui, pour appartenir uniquement à la science, quitte sa femme, s’enferme dans la maison de Spinoza, s’aperçoit de sa grande erreur, qui a consisté à croire que, pour devenir plus complètement un savant, il devait cesser d’être un homme, — perdre son moi, — confesse son erreur et, maniaque, meurt assassiné par un plus maniaque. En fait, — ou plutôt en image, — c’est l’aventure intellectuelle des hommes qui partis, il y a vingt ans, d’un zèle immodéré pour les principes abstraits d’une science théorique, s’aperçoivent aujourd’hui que la raison pure n’est pas l’homme tout entier, et que ce n’est pas le tout de penser, il faut vivre. « En 1890, écrit M. Beaunier, quand les hommes de mon âge avaient dépassé leurs vingt ans, nous avons subi fortement l’influence d’un livre qui datait de 1848 et qui venait de paraître, l’Avenir de la science d’Ernest Renan. Et alors nous nous sommes figuré, avec une prompte certitude, que la science allait, toute seule, gouverner nos esprits et conduire nos existences. Nous Usions ardemment cette préface des Dix ans d’études historiques où le vieil Augustin Thierry, malade, aveugle pour avoir travaillé sans cesse, composait le sublime évangile du dévouement à la science. Et j’eus pour maître le grand Gaston Paris qui ressemblait à Charlemagne et que j’aimais avec respect. En 1870, au Collège de France, il avait affirmé tragiquement que le souci de l’exacte vérité prime tout et fût-ce la passion patriotique… De si imposantes doctrines m’ont ému : toute ma génération en connut le prestige… Combien est mieux humaine et mieux adaptée à nos besoins une croyance très ancienne, qui ait accompagné, à travers maintes péripéties, nos familles, nos parens et qui ait peu à peu, dès avant notre naissance, préparé nos âmes et les conditions de leur épanouissement naturel. « Rien de plus instructif que ces lignes d’un écrivain bon observateur, analyste perspicace, et qui s’est fait, cette fois, son propre exégète.

Nous assisterions à la même évolution, si nous parcourions les articles de critique que M. Beaunier a réunis en volumes. Ce sont, pour la plupart, des portraits tracés au gré de l’actualité. Et ce sont des modèles du genre. La ressemblance physique y est tout de suite marquée en quelques traits. Voici un savant dans son laboratoire : « Pierre Curie était alors un grand garçon timide, silencieux et doux, au visage méditatif jusqu’à la tristesse. Il semblait un peu effaré par tout le bruit qui se faisait autour de ses recherches. » Ferdinand Brunetière à son cours : « Il fut un grand batailleur. A l’École Normale, où il faisait son cours, je le vois encore qui arrive, à petits pas rapides, une