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peut faire le bonheur de tous, au moins le roi Tobol fera-t-il le bonheur d’un seul, qui est son fils : c’est d’un bon père. Il établit le jeune prince dans un château où il organise autour de lui une vie délicieuse et délicieusement artificielle. Tant de délices inspirent au petit Tobol un seul désir : celui d’y échapper. Il se sauve de sa prison dorée ; il s’engage sur les routes du monde ; il n’a pas besoin d’y avoir fait un long voyage pour y rencontrer ces trois réalités : la maladie, la vieillesse et la mort. Qui donc nous parle de bonheur, puisque nous devons mourir et que nous le savons ?

Pour ce qui est de Picrate et Siméon, l’embarras serait d’en résumer le sujet en quelques lignes ; mais c’est un genre d’ouvrage où le sujet n’importe guère, tout l’agrément y consistant dans l’aisance avec laquelle l’auteur passe d’une idée à une autre et les effleure ou y insiste au gré de sa fantaisie. Le dialogue d’un cocher de fiacre, (c’est la profession de Siméon), avec un cul-de-jatte, (c’est la position sociale de Picrate), a des chances, croyez-vous, pour manquer de variété, sinon de politesse. Mais cet automédon et ce stropiat ont des lettres ; même ils ont passé par l’École normale. Dans leur conversation sinueuse ce sont deux conceptions de la vie qui se rencontrent et se répondent. « Moi, de mon siège élevé, dit Siméon, je regarde les choses de haut en bas ; toi, tout proche du sol, tu les regardes de bas en haut. » Siméon a été éduqué par des prêtres : la masse de la cathédrale, près de laquelle s’est écoulée son enfance dévote, fait peser sur sa conscience tout le poids des siècles et des dogmes. Picrate est le fils d’un positiviste qui porte dans sa tête le programme du bonheur universel organisé suivant les principes de la raison. Le petit café où ils se rencontrent chaque matin pour y prendre l’apéritif se transforme, par leur présence, en quelque palais de l’éristique. On y discute sur l’utilité des études classiques, sur le scepticisme, sur la philologie, que sais-je encore ? Picrate, Siméon, et Marie Galande, la marchande de mouron, ces types de journaliers philosophes, je ne suis pas bien sûr que M. Beaunier les ait rencontrés dans nos rues ; mais il a lié connaissance avec eux dans les romans de M. Anatole France, dans la rôtisserie de la Reine-Pédauque, ou derrière la voiture que pousse Crainquebille. Et il s’est diverti à nous rapporter, lui aussi, leurs entretiens d’un byzantinisme exaspéré.

L’Homme qui a perdu son moi a une tout autre portée, puisqu’il y faut voir, avec une manière de confession personnelle, une indication sur les tendances de la génération d’écrivains qui arrive aujourd’hui à la pleine conscience de ses idées. Elle semble d’abord assez singulière, et