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Il commença par donner des romans de mœurs contemporaines. En l’année 1900, les mœurs contemporaines offraient à l’observateur le spectacle le plus curieux, l’un de ceux que les historiens de l’avenir ne se lasseront pas d’étudier. Une affaire fameuse avait divisé la France en deux camps ; des deux côtés l’ardeur de conviction était pareille et pareille la violence de la passion. Un Stendhal se fût réjoui : il y avait de l’énergie. Les Dupont-Leterrier, histoire d’une famille pendant l’Affaire, évoque l’aspect que pouvait présenter alors un intérieur bourgeois où, suivant le mot du caricaturiste, « ils en ont parlé. » Que d’orages, et de vaines discussions, et de subits accès de folie, et de soudaines explosions de rage, et quelle absence de sentiment du ridicule ! Le comique naît ici de la disproportion entre la qualité des personnes et la gravité des questions, entre le peu de compétence des interlocuteurs et l’assurance de leurs propos. Puis ce furent, dans une note analogue : les Trois Legrand ou les dangers de la littérature. La famille Legrand est une de ces familles maudites où naît un poète. Ne faut-il pas qu’elle se sacrifie tout entière à celui qu’un décret nominatif de la Providence a désigné pour l’illustrer en la martyrisant ? L’élu du Seigneur, qui n’est pas celui de la Faculté, vient de se faire refuser à son baccalauréat ; l’atmosphère provinciale ne convient pas à l’éclosion de son jeune génie ; et voilà donc les trois Legrand, le père, la mère et leur dadais de fils, qui débarquent à Paris pour le conquérir. Ce qui les y attend, c’est une série de mésaventures burlesques qui nous promènent à travers les milieux dits littéraires : en fin de compte, revenu tour à tour du lyrisme, du naturalisme, du journalisme et autres mirages à duper les bons jeunes gens, l’héritier des Legrand, complètement ruinés, s’établit quelque chose comme garçon de café. On songea Bouvard et Pécuchet ; le procédé est le même : comment les idées se déforment en passant par des cerveaux d’imbéciles.

Une forme de roman devait tenter M. André Beaunier et convenait à la subtilité de son esprit : le roman philosophique. Le Roi Tobol est une sorte d’allégorie qui pourrait porter en sous-titre : ou la recherche du bonheur. Un bon roi de légende ou de conte populaire, ayant résolu de faire le bonheur de son peuple, et désireux de procéder avec méthode, commence par le commencement, qui est de chercher une définition du bonheur. Il convoque à cet effet tous les philosophes de son royaume : ce Congrès aboutit à une risible cacophonie et à une banqueroute lamentable. Le peuple, consulté à son tour en une espèce de vaste référendum, répond par autant d’opinions qu’il y a dans le royaume de sujets, — sans compter ceux de mécontentement. S’il ne