Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 11.djvu/449

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

livrait ensuite à nos disputes ; mais cela faisait un peu scandale. Cette École normale formait surtout des professeurs.

Ceux qui entrèrent, dix ans plus tard, dans la maison de la rue d’Ulm, la trouvèrent fort différente. Certes, elle était restée pour les études littéraires l’éducatrice sans égale. Gaston Boissier continuait d’y enseigner l’histoire de la littérature latine avec une verve que les années n’affaiblissaient pas et d’un ton de voix perçant qui était admirable pour réveiller les attentions défaillantes. Ferdinand Brunetière, avec un succès dont on n’avait pas connu l’équivalent depuis Nisard faisait sur l’histoire de notre littérature des leçons magnifiques de savoir, d’éloquence et de passion. Mais à côté de ceux-ci, qui demeuraient fidèles à la tradition de parler littérairement de littérature, d’autres apportaient des méthodes différentes, en complète contradiction avec le vieil esprit normalien : ils prétendaient faire de la science, ils affectaient un dédain sourcilleux pour les élégances littéraires, ils aspiraient à ne plus fabriquer que des érudits. Une autre nouveauté surprenait plus encore : c’était ce grand souffle d’air qui, venu du dehors, s’engouffrant dans les longs corridors, pénétrant dans les salles les mieux calfeutrées et triomphant des plus étroites clôtures, avait fait voler tous les vieux papiers et tourner toutes les jeunes têtes. Art, philosophie, politique, les doctrines les plus modernes, les opinions d’aujourd’hui et celles de demain s’étaient ruées en cohortes pressées. Les maîtres en égayaient leurs leçons et les élèves en disputaient à perte de vue. Au lieu de Platon et de Virgile, les noms aux sonorités les plus modernes et les moins classiques faisaient retentir les échos étonnés, et j’allais dire apeurés. — C’est dans cette École normale rajeunie que s’est formé M. André Beaunier. Il y a pris la passion des humanités, l’horreur de la science appliquée hors de propos, et un goût très vif de tout ce qui est moderne.

Les années d’École achevées, il ne perdit pas de temps à choisir sa voie : son parti était pris. Je ne crois pas qu’il ait jamais été professeur ; ou, s’il l’a été, ce fut juste assez pour se dégoûter d’un métier vers lequel ne l’attirait nulle vocation : c’est le moins dogmatique des hommes. Je le trouve presque tout de suite au Journal des Débats qui est, comme on sait, de tradition universitaire et académique. C’était la règle dans ce journal que la chronique au jour le jour fût rédigée par des écrivains de haute culture, à qui raffinement de leur esprit permettait de manier délicatement cette arme si française de l’ironie. On y avait vu passer M. André Hallays, au talent si personnel, avec sa manière dépouillée, sa phrase nette et mordante, M. Maurice Spronck qui