Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 11.djvu/446

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou par un Fragonard ; mais on conviendra peut-être que pas un chiffon de toile, un meuble, un bibelot payé trois cent mille francs par un caprice de milliardaire, ne vaut la vivante « œuvre d’art » que la nature, les hommes, les siècles, ont lentement créée dans ce vallon mystique.


« Je lègue à l’Institut de France mon domaine de Châalis, avec ses bois, ses ruines, ses eaux, pour que ses murailles, son château, sa chapelle, ses rivières, ses étangs, ses arbres séculaires soient pour tous les Français un lieu de beauté et de repos… Je désire qu’on entretienne, comme de mon vivant, ces sites historiques, où je serais heureuse de reposer après ma mort… Et surtout je défends de vendre sous aucun prétexte aucune parcelle du domaine : qu’il demeure éloigné de toutes les usines qu’on pourrait menacer de construire alentour, et qu’il reste toujours un des plus admirables paysages de France, à jamais à l’abri de la spéculation et de la prétendue civilisation moderne, qui souille, déshonore, détruit tout. »

Ces paroles, extraites du testament de Mme André, font comprendre la volonté d’une femme artiste et passionnée. Le « progrès » est-il réellement coupable de tant de crimes ? Je l’ignore, mais c’est ici, dans cette vallée d’Ermenonville où a dormi Rousseau, et où son âme respire encore, qu’on inclinerait à le croire. Ce n’est d’ailleurs pas en deux lignes qu’on juge la démocratie et qu’on a le droit de condamner un phénomène universel, qui semble la loi même du développement social. Mais c’est un fait que cette loi, avec le nivellement des classes, l’instabilité des fortunes, le morcellement des héritages qui en sont le résultat, est très peu favorable à ces établissemens qui supposent le travail des siècles, et que l’on appelait autrefois des « maisons. » Une société démocratique n’est pas nécessairement l’ennemie du « capital, » mais elle est l’ennemie-née de la « main-morte ; » c’est un obstacle qu’elle broie, une motte qu’elle émiette et pulvérise sur son passage. Bientôt, si nous n’y prenions garde, c’en serait fait d’un des traits qui ont constitué la physionomie de notre peuple. Nous oublierions, au sein de nos villes, dans notre vie artificielle, dans l’étourdissement de nos plaisirs et de nos besoins factices, combien cette France d’antan fut agreste, rurale ; combien elle sut se passer des choses superflues, fies vanités du monde, pour mener dans la retraite une existence naturelle, féconde et parfumée, propice aux races robustes et à la vie intérieure. Nous ne saurions plus ce qu’étaient « les champs » dans l’économie de la force et la santé françaises, nous ne saurions plus